Voici comment Snap inc. est devenu le Donald Trump de la Bourse

Publié le 07/03/2017 à 12:03

Voici comment Snap inc. est devenu le Donald Trump de la Bourse

Publié le 07/03/2017 à 12:03

«Snap confirme cette idée que la finance n’est en fin de compte qu’une forme de consommation de plus.» (Photo: Getty)

«Snap, c’est le condo à temps partagé de la Bourse. Tu paies pour, mais tu n’en seras jamais le propriétaire.»

Gestionnaires et spéculateurs boursiers étaient nombreux, jeudi dernier, à suivre l’entrée en Bourse de Snap inc.(NY, SNAP), la maison-mère de l’application Snapchat. Il faut dire que son ascension rapide servait bien les bonzes de l’investissement techno qui ont hâte de voir le prochain Facebook(NASDAQ, FB), que dis-je, le prochain Google(NASDAQ, GOOG), retourner la situation désolante des premiers appels publics à l’épargne provenant de la Silicon Valley. Car disons que de ce côté, depuis quelques années, ça va mal. Hâte de voir comment ils vont expliquer son recul accéléré amorcé hier...

Sous ce grand thème se cachent toutefois deux tendances plus lourdes qui devraient inquiéter quiconque s’intéresse à l’investissement. Allons plus loin, même et affirmons que ces deux tendances devraient inquiéter quiconque croit encore à la démocratie comme moteur de la société moderne.

D’abord, c’est une première, Snap inc. est devenue une société publique en émettant des actions non votantes. Voyez-vous le paradoxe? Comment une organisation peut-elle être publique si ses actionnaires n’ont aucune façon de participer aux prises de décision?

Snap: « On veut ton argent, pas ton opinion »

«Ce que Snap dit, en gros, c’est "je veux ton argent, mais je ne veux pas ton opinion"», constate Fabien Major, associé principal chez Gestion Financière Assante, à Outremont. La référence aux condos à temps partagé en entrée de texte? C'est de lui. «On a déjà vu des actions à vote multiple, et des sociétés où le droit de vote est inégal, mais un IPO de la sorte avec des actions sans aucun droit de vote? C’est une première.»

En conseiller de gestion de partimoine d’expérience, M. Major a déjà levé le nez sur un appel public similaire, il y a quelques années. Quand la société chinoise Alibaba(NY, BABA) s’est inscrite à la Bourse de New York, en 2014, l’entreprise avait dû créer un holding séparé de son site web. En Chine, il est interdit pour un site web local de compter sur une participation étrangère. Ça n’a pas empêché Alibaba d’atteindre une capitalisation de 231 milliards $US la journée même de son décollage sur Wall Street…

«Les gestionnaires vont accorder beaucoup moins de valeur à des actions à droit de vote moindre, puisque ça offre au public des actions qui ont moins de valeur, pour le même prix», explique néanmoins l’expert en investissement montréalais.

Des actions à droit de vote variable, ce n’est pas si rare. Ça permet de garder une entreprise dans la famille, pour ainsi dire. Power Corp.(TSE, POW) en compte. Québecor(TSE, QBR) en a aussi. Dans les technos, Mark Zuckerberg dirige Facebook d’une main qui ne sera jamais menacée grâce également à ce type d’actions.

Ce qui nous mène à la deuxième tendance qui inquiète, à propos de Snap.

Le culte du leader

Le fameux culte du leader visionnaire, charismatique et sans failles. Vous savez quoi? Ce culte qui semble dérivé de personnages légendaires comme Steve Jobs, Jeff Bezos ou Mark Zuckerberg, est pure fiction. C’est un scénario bricolé de toutes pièces en 1977 par Regis McKenna (aucun lien de parenté). L’homme était un fin marketer qui a permis à Intel, Electronic Arts(NASDAQ, EA) et, bien évidemment, Apple, de créer une aura magique autour de leur marque.

C’est le même scénario repris encore et encore par les startups de la Silicon Valley : ces jours-ci, Uber est l’exemple parfait d’une telle histoire qui déraille. Tout ce que touchait Travis Kalanick, son fondateur, se transformait en or. Uber devait transformer le transport en commun, le camionnage, la restauration, et quoi encore, et lancer le monde dans une nouvelle économie des petits jobines.

Peut-être que le déboulonnage de sa statue fera réfléchir sur la très grande importance accordée aux fondateurs qui restent aux commandes après une entrée en Bourse de leur entreprise. Quoiqu’en pensent les gens de Global X Funds, qui viennent de créer un Fonds négocié en Bourse qui leur est réservé (le symbole de ce FNB est «BOSS»!) leur taux de succès à plus long terme est pour ainsi dire incertain.

Qu’à cela ne tienne. C’est l’explication derrière le montage financier de Snap inc. : laisser les coudées franches à son cofondateur Evan Spiegel afin qu’il dirige son entreprise à sa guise. Laquelle entreprise, doit-on le rappeler, n’est pas rentable, et probablement pas près de l’être.

Spiegel a parlé en privé avec quelques investisseurs institutionnels majeurs avant son PAPE. Avec quoi les a-t-on rassurés? Un drone aux couleurs de Snapchat? Des lunettes Spectacles 2.0 à réalité augmentée? Encore plus de pub et de placement de produits dans cette même application? Aucune idée, personne n’en pipe mot.

Déjà, un mode d’emploi décent pour expliquer son service à ceux qui n’y comprennent toujours rien (et qui n’ont pas entièrement tort) serait un bon point de départ…

Snapchat

«Un autre cas d'un quadragénaire essayant d'y comprendre quelque chose à Snapchat.» (source: New Yorker)

Aussi éphémère soit-il, le succès relatif de Snap jeudi dernier a fait dire à plus d’un observateur que le modèle d’actionnariat proposé ferait des petits. «D’ici 3 à 5 ans, on pense que ça va devenir la norme», disait justement le directeur général de SharesPost, Rohit Kulkarni, vendredi. «Les gens investissent dans les fondateurs, et leur donnent plein pouvoir. Ce saut dans le vide pourrait donner le ton pour les autres sociétés à venir.»

Démocratie 101

Demandez à un badaud croisé sur la rue sa définition d’une démocratie et il vous dira que c’est un système politique où il s’agit d’aller voter régulièrement pour les gens qui formeront le prochain gouvernement.

Il n’a pas tort, mais il n’a pas pleinement raison non plus. La démocratie n’est pas que politique. Elle est aussi monétaire. Ne dit-on pas qu’on peut voter avec son argent? N’est-ce pas le poids des sous que ses clients ont promis de ne plus lui donner qui a mené Kalanick à prendre ses distances de Donald Trump, le mois dernier?

Si les sous ont un poids démocratique, c’est parce que le système financier repose sur cette notion que chacun peut participer à l’économie. En étant autre chose qu’un simple consommateur : il suffit d’investir pour, hé bien, s’investir. Avoir une voix, aussi mince soit-elle.

C’est le principe même des marchés boursiers. Pas pour rien qu’on dit qu’ils sont publics…

Qu’est-ce qui explique ce désintérêt des investisseurs dans la valeur démocratique de leurs placements? L’émergence de FNB, de fonds indiciels et de robo-courtiers qui laissent tout simplement tomber cette notion? Le manque d’intérêt des petits actionnaires envers les assemblées générales était déjà connu bien avant, mais disons que ça cimente la tendance…

«Ce que ça fait, c’est que ça confirme cette idée que la finance n’est en fin de compte qu’une forme de consommation de plus», résume Fabien Major. «Tu achètes, tu vends, et c’est tout.»

C’est probablement ça. L’investisseur, et même l’électeur, n’est plus aujourd’hui qu’un vulgaire consommateur. Cynique et déçu, il se fout d’être actif dans les organisations auxquelles il participe. «Qu’est-ce que ça me rapporte à moi?» remplace le devoir de l’investisseur et du citoyen.

L’investissement à l’ère du narcissisme économique. Est-ce inquiétant? Ça dépend. Donald Trump, est-ce qu’il vous inquiète?

Parce que Snap inc., en fin de compte, c’est l’effet Trump appliqué aux marchés boursiers.

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À propos de ce blogue

Autrefois, on appelait ça de l'électronique mais de nos jours, les nouvelles technologies vont bien au-delà des transistors et des circuits imprimés. Des transactions bancaires à l'écoute en rafale d'émissions de télé les plus populaires, la technologie est omniprésente. Et elle comporte son lot de questionnements. Journaliste spécialiste des technologies depuis bien avant l'avénement du premier téléphone intelligent, Alain McKenna a observé cette évolution sous tous ses angles et livre ici ses impressions sur le sujet.

Alain McKenna
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