L'échec en affaires fait mal. Très mal. Tous les entrepreneurs que nous avons interviewés pour ce reportage en savent quelque chose. Malgré tout, ils ne regrettent pas d'avoir pris de grands risques, sans lesquels ils n'auraient pas innové. Ils ont soigné leurs plaies, appris et entament aujourd'hui un nouveau chapitre de leur vie professionnelle. Bref, ils n'ont pas peur de l'échec, un sujet encore tabou dans le milieu des affaires québécois.
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«Je crois qu'au Québec il y a beaucoup de talent, mais il faut qu'on continue de faire grandir notre audace», lance Louise Guay, qui a accepté de nous parler de son échec six ans après la faillite de Mon Mannequin Virtuel. «Je ne regrette pas une seconde d'avoir été audacieuse, enchaîne- t-elle. Oui, j'ai fait beaucoup d'erreurs, mais plein de bons coups aussi.»
Des bons coups, il va sans dire que Louise Guay en a fait plusieurs entre la création de Mon Mannequin Virtuel, en 1997, et sa faillite en 2009. Louise Guay avait démarré le projet en notant qu'il n'était pas pratique d'acheter en ligne des vêtements qu'on n'avait pas essayés. Sa solution, un mannequin virtuel affichant les mensurations du consommateur, était en avance sur son temps. Les vêtements devaient avoir été modélisés en 3D par l'entreprise, à qui cela coûtait 2 000 $ par morceau.
Ces coûts prohibitifs n'ont pas empêché Mon Mannequin Virtuel de survivre à l'éclatement de la bulle techno en 2000. Même qu'en 2005, l'entreprise, qui a franchi le cap des 300 employés, a réalisé un bénéfice sur un revenu de six millions de dollars. Au fil du temps, Louise Guay a ainsi vendu Mon Mannequin Virtuel à une vingtaine de grandes entreprises, dont Les Galeries Lafayette, H&M et Victoria's Secret.
L'ambition de Louise Guay, cependant, était beaucoup plus grande. Pour elle, Mon Mannequin Virtuel avait autant de potentiel qu'Amazon. Cette ambition l'a notamment amenée à développer une plateforme permettant de meubler une pièce virtuelle et à investir dans un moteur de recherche visuel qui n'aura finalement jamais vu le jour. «Il fallait passer à 200, puis à 400 M $, relate l'entrepreneure. Pour passer du concept à la mise en marché, ça aurait pris ces fonds-là, mais au Québec, il n'y en avait pas.»
Alors que Louise Guay est en recherche de financement, la crise financière de 2008 éclate et son onde de choc pousse la plupart des investisseurs du monde à fermer le robinet. Le dernier espoir de Louise Guay est alors dans les mains du milliardaire Edward Lampert. Son fonds de couverture a investi 6 M $ dans l'entreprise de Louise Guay et a acheté son plus important client, Sears.
Edward Lampert ne fermait pas la porte à la possibilité de doubler sa mise dans Mon Mannequin Virtuel, mais souhaitait que ses co-investisseurs québécois fassent de même : «Moi, j'étais prise au milieu de ça, j'essayais de créer un dialogue, relate Louise Guay. Les délais de réponse sont très rapides à Wall Street, mais pas au Québec. Nos investisseurs québécois prenaient leur temps, puis on a fini par manquer d'argent».
La culture de l'échec
L'aventure de Mon Mannequin Virtuel, dans laquelle quelque 40 M $ composé de capital de risque et de crédits d'impôt se sont envolés, est unique au Québec de par son ampleur. Mais dans la Silicon Valley, on ne compte pas les entrepreneurs qui ont fait perdre davantage à leurs investisseurs. Et ces pertes se font parfois beaucoup plus rapidement.
«Dans la Silicon Valley, l'échec, c'est un insigne d'honneur ; on est fier d'avoir eu un échec. On parle beaucoup des leçons qu'on en a tiré et on les mentionne même lorsqu'on se présente devant des investisseurs», explique Brian King, un professeur de HEC Montréal spécialisé en capital de risque.
Si on admet l'échec dans la Silicon Valley, c'est aussi parce que la prise de risque y est valorisée par l'industrie du capital de risque, dont la Californie est l'épicentre mondial. Les capital-risqueurs répartis le long de Sand Hill Road, comme Sequoia Capital, injectent des millions dans des entreprises en démarrage qui risquent 9 fois sur 10 de partir en fumée, et ce, dans l'espoir de financer le prochain Uber.
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Les entrepreneurs à la tête des neuf start-ups moins chanceuses, pour leur part, peuvent ajouter un échec à leur curriculum vitæ. Ils sont même célébrés dans le cadre d'événements tels que FailCon. Au Québec, l'échec est moins bien perçu, mais les choses ont beaucoup changé depuis la faillite de Mon Mannequin Virtuel.
Sylvain Carle, aujourd'hui associé du fonds Real Ventures et directeur général de l'accélérateur FounderFuel, participera d'ailleurs à Failcamp, l'équivalent montréalais de FailCon, le 17 avril. Lui-même un employé de la première heure de Mon Mannequin Virtuel, Sylvain Carle y a été invité pour parler de son propre échec, Needium. Fondée en 2007 sous le nom de Praized, la jeune entreprise a fermé ses portes après avoir flambé 4 M $ en investissements. «Ça a été cinq années extraordinaires dans ma vie. Alors, je ne considère pas ça comme un échec ; mais bien évidemment, on n'a pas réussi à bâtir l'entreprise qu'on voulait», relate Sylvain Carle.
Dans les faits, le principal regret de Sylvain Carle est de ne pas avoir fermé l'entreprise plus tôt, lorsqu'il est devenu évident que son produit, une application Web de recommandation de commerces locaux, était un échec. Plutôt que de mettre fin à l'aventure, Sylvain Carle et le cofondateur Sébastien Provencher ont trouvé du financement supplémentaire pour lancer Needium, un outil permettant aux commerçants de cibler des clients potentiels sur les médias sociaux : «On n'était pas dans une position pour continuer, car avec 4 M $ de dettes, c'était impossible d'aller chercher du financement», explique Sylvain Carle.
Apprentissage accéléré
Michael Gozzo, dont la start-up Appifier est passée par l'accélérateur FounderFuel en 2012, a mis moins de temps à échouer que Sylvain Carle. Son produit, un outil permettant de transformer un site Web en application mobile, générait pourtant des revenus avant que Michael Gozzo ne se joigne à l'accélérateur. Il s'est toutefois laissé convaincre de rendre son produit gratuit.
L'objectif était de susciter une adoption massive de son produit et de penser au modèle d'entreprise plus tard. «Le modèle des accélérateurs injectant du capital, c'est de financer la croissance, soit pour pénétrer le marché, soit pour le transformer, explique Sylvain Carle, directeur général de FounderFuel depuis 2014. C'est clair qu'on n'est pas là pour optimiser les revenus à court terme.»
Pour des raisons légales, Michael Gozzo ne peut pas donner de détails sur les termes de la vente, mais il n'est pas difficile de comprendre qu'elle n'a enrichi personne. En tout, Appifier avait obtenu 325 000 $ de financement, sans jamais parvenir à créer le genre de courbe de croissance en forme de bâton de hockey qui fait saliver les investisseurs.
M. Gozzo n'avait plus l'énergie ni les moyens de lancer une nouvelle entreprise au lendemain de la vente d'Appifier. Néanmoins, il parle de ce qu'il a compris en échouant : «J'ai beaucoup appris sur le développement de produits et le marketing, explique-t-il. Je pensais toujours aux fonctionnalités et au produit, alors que j'aurais dû penser au client, à ses problèmes, à la façon d'améliorer sa vie.»
Les leçons que Michael Gozzo a tirées de l'échec, il les a déjà appliquées au sein de Radialpoint, où il a présidé au lancement de SupportKit, un outil permettant aux développeurs d'offrir un service à la clientèle dans leur application mobile. M. Gozzo attribue ainsi la popularité du service, qui aurait rejoint plus d'un million d'utilisateurs, aux efforts de marketing et aux entrevues réalisées avec des clients.
Aujourd'hui, Michael Gozzo pense déjà à sa future start-up : «La prochaine fois que je lancerai une entreprise, ce ne sera pas pour le profit. J'aimais le produit d'Appifier, mais démocratiser les applications mobiles ne me passionnait pas en tant qu'entrepreneur. Si je me lance, ce sera pour régler un problème de société, pour avoir un véritable impact.»
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Savoir rebondir
Louise Guay a elle aussi réussi à retomber sur ses pieds. Le jour même où Mon Mannequin Virtuel a fermé ses portes, elle se faisait offrir par le MIT d'ouvrir un Living Lab, un centre d'innovation ouverte, à Montréal. «Avant que je mette le pied dans le vide, relate Louise Guay, un trémolo dans la voix, c'est comme si un hélicoptère était venu et m'avait rescapée.»
Présidente du Living Lab de Montréal depuis 2010, Louise Guay se sent aujourd'hui prête à passer de la réflexion à l'action. Avec sa nouvelle entreprise, SmartMoov, elle ne vise rien de moins que de bâtir ce qu'elle qualifie elle-même d'Uber de l'immobilier. Concrètement, elle veut bâtir un réseau d'espaces de travail partagés (coworking) dont les postes pourraient être réservés en ligne. Les premiers bureaux du réseau devraient être situés dans des caisses populaires Desjardins.
Louise Guay, cette fois, veut faire les choses différemment. Elle veut rester le plus agile possible et explique que SmartMoov, qui ne compte pour l'instant que deux employés, n'aura pas de bureau fixe. Elle dit aussi vouloir choisir avec soin ses investisseurs, l'aventure de Mon Mannequin Virtuel lui ayant appris qu'une start-up ne devrait pas accepter de financement d'investisseurs qui ne partagent pas ses valeurs. De plus, si elle a déjà soumis son projet à des capital-risqueurs, elle n'est pas pressée de signer. «C'est "le retour du Jedi"», lance Louise Guay en riant.
Patrice Demers : échouer puis rebondir sauf que...
Je ne savais pas à quoi m'attendre quand j'ai donné rendez-vous à Patrice Demers, ancien propriétaire de CHOI Radio X. Je savais l'homme brillant, mais je craignais qu'il soit à terre après une succession d'échecs.
Entre autres choses, il a été contraint de vendre au rabais CHOI en 2007, après que le CRTC lui a retiré sa licence, son projet d'implanter le modèle Radio X à Montréal a fait chou blanc en 2014 et il a été contraint de fermer son magazine Summum Girl la même année.
Nous avions rendez-vous au Brooklyn, un café éminemment hipster situé au coeur du Mile-End, à Montréal. Bref, pas le genre d'endroit dont s'approcherait, même de loin, le public cible de Radio X. L'homme qui s'est présenté au café avait cependant l'air d'être dans son élément.
Patrice Demers partage aujourd'hui son temps entre ses résidences de Québec et de Montréal, et ne semble pas malheureux pour cinq sous. «Depuis un an et demi, je dis à la blague que je suis au chômage, lance l'homme d'affaires. Il n'y a pas d'endroit où je dois être aujourd'hui [sous prétexte] que mes employés s'attendent à ce que j'y sois.»
S'il n'a pas d'emploi, il est propriétaire ou actionnaire d'une quinzaine d'entreprises, dont trois concessionnaires automobiles, un magazine pour hommes (Summum), une chaîne de restaurants (Jack Saloon), une marque de boissons calmantes (Boisson Slow Cow) et un constructeur de motos électriques (Lito Green Motion). S'il est satisfait du rendement de ses investissements, aucun d'entre eux ne se compare à CHOI, qu'il avait rachetée de son employeur au prix de deux millions de dollars, avec une mise de fonds personnelle de 50 000 $. En incitant ses animateurs à être eux-mêmes en ondes et en jouant avec les règles du CRTC pour diffuser plus de contenu anglophone, il a fait de CHOI la station la plus écoutée de Québec.
Bien que Patrice Demers n'a pas de problème d'argent aujourd'hui, il est passé à un cheveu de tout perdre. Lorsque le CRTC a retiré à CHOI son permis de diffusion en 2004, l'homme d'affaires se retrouve dans une situation bien précaire. De 2004 à 2007, alors qu'il épuise les recours juridiques pour infirmer la décision du CRTC, Patrice Demers se bat avec l'énergie du désespoir. «Si la station avait fermé, j'aurais fait faillite», admet-il aujourd'hui. Durant cette période, il faisait également face à des poursuites en diffamation découlant de propos tenus en ondes par l'animateur Jeff Fillion, que M. Demers a fini par congédier en 2005.
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En 2007, Patrice Demers réussit à vendre CHOI Radio X in extremis, après quoi il devient gestionnaire pour l'acheteur, RNC Media, jusqu'en 2013. En 2012, c'est sous sa gouverne que RNC Media inaugure une station Radio X à Montréal, un projet dans lequel il a aussi investi de sa poche. «Nos cotes d'écoute étaient en croissance, et je pense que le marché était là, mais les propriétaires ont manqué de patience», estime M. Demers. Il dit ne pas avoir perdu d'argent dans l'aventure, mais ne pas en avoir fait non plus.
Patrice Demers explique avoir appris de ses déboires et fait valoir qu'il a réussi à gérer CHOI sans s'attirer les foudres du CRTC durant cinq ans. «J'ai appris à réagir plus vite en matière de ressources humaines. C'est difficile de ne pas se tromper en faisant des embauches, mais quand ça fait trois mois qu'on a un employé, et que ça ne marche pas, ça ne marchera jamais.»
En vertu du contrat signé avec RNC Media, Patrice Demers ne peut pas investir en radio avant septembre 2015. Serait-il tenté d'effectuer un retour dans l'industrie ? Il semble tenté, mais sceptique face aux perspectives de l'industrie. Une chose est sûre, cependant : l'homme d'affaires n'est pas à court d'idées. Notamment, il songe à appliquer la marque de Summum, son magazine pour hommes, à une chaîne de restaurants inspirée de Hooters.
Bref, Patrice Demers est tout sauf un homme abattu. C'est encore un optimiste qui soutient ne pas s'être assagi : «Je risque de l'argent, mais j'investis dans un futur possible. En faisant le pari que je suis capable de faire croître ces entreprises, je dirais que j'ai plus d'échecs que de succès, car gérer le changement, c'est loin d'être facile ; la résistance vient autant des individus que des gouvernements.»
L'échec selon Google X
Chez Google X, la division de Google responsable des voitures sans conducteur et de Google Glass, l'échec n'est pas seulement accepté, mais désiré. À l'occasion de l'événement South by Southwest, en mars, son directeur Astro Teller expliquait comment la division mettait à l'essai des prototypes avant qu'ils ne soient prêts, de manière à accélérer le développement de technologies qui semblent relever de la science-fiction. Après avoir cité en exemple plusieurs échecs, il a noté que ses ingénieurs avaient été déçus de voir leur prototype d'éolienne sans mât fonctionner du premier coup, même après avoir choisi un lieu où les vents puissants maximisaient les risques d'échec. «Nous avons eu du succès parce que nous avons su profiter de nos échecs», a-t-il déclaré.
L'échec selon Lean Startup
L'approche expérimentale n'est pas que le lot des scientifiques. Dans Lean Startup, qui est en quelque sorte devenue la bible du développement de produits dans le monde des start-ups, Eric Ries écrit que celles-ci servent à «apprendre comment bâtir une entreprise durable». Il propose ainsi aux entrepreneurs d'expérimenter sans cesse et de se débarrasser de tout processus ou fonctionnalité qui n'a pas d'impact positif pour l'entreprise. Bref, il propose aux entrepreneurs de multiplier les échecs pour accélérer le développement d'une start-up.
Un trésor sous-exploité
Alors que de nombreuses entreprises s'empressent de balayer leurs faux pas sous le tapis, le consultant Jevto Dedijer s'efforce de les documenter sur failwatching.com. Pour lui, chaque échec est un trésor riche d'enseignements pour les entreprises qui en sont responsables, mais aussi pour le reste de la société. «On devrait s'inspirer de l'industrie aéronautique, où chaque écrasement d'avion est analysé, une analyse communiquée ensuite dans le monde entier.»
Pour la coquette somme de 9 900 $, lui et son associé Michel Nadeau proposent aux entreprises d'analyser leur échec de manière exhaustive. Si le service n'est pas donné, Jevto Dedijer soutient que répéter un échec peut se révéler encore plus coûteux pour une entreprise.
Selon Jevto Dedijer, les entreprises ne devraient pas pour autant viser à éviter les échecs, puisqu'ils sont inévitables au sein des entreprises qui innovent. Il est d'avis que les entreprises devraient au contraire valoriser l'échec en se dotant d'un wall of fail. «Avoir un tel mur, ça envoie un message important, soit que la prise de risque fait partie de la culture de l'entreprise. Également, qu'un employé ne se fera pas virer s'il échoue, mais seulement s'il n'apprend pas de ses échecs.»
> En 2014, 55 % des entreprises devenues insolvables au Canada étaient québécoises. C’est difficile à expliquer, mais le phénomène n’est pas nouveau. Chaque année depuis 1998, le taux d’insolvabilité commerciale au Québec est supérieur à la moyenne canadienne. Une étude de Desjardins réalisée en 2014 évoque plusieurs pistes d’explication, dont le manque de cohésion des programmes gouvernementaux, la rigidité de la réglementation et la grande proportion de restaurateurs indépendants au Québec.
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