BLOGUE. C’est quelque chose que les hautes directions d’entreprise font aujourd’hui sans même y réfléchir deux secondes, quand elles veulent dynamiser une équipe, et en particulier l’innovation de celle-ci : lui trouver un nouveau boss. Pourquoi? Parce qu’elles sont convaincues que le nouveau venu va apporter des idées neuves, une nouvelle vision, de nouvelles façons de faire, et ce, poussé par l’ambition, par le besoin de briller et de réussir tout ce qu’il entreprend. Oui, elles en sont totalement sûres. Le hic? Cette croyance est fausse!
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Au risque de vous attrister, je dois vous le dire sans ambiguïté : tout nouveau boss va préférer le statu quo à l’innovation, et donc freiner les élans de créativité et autres initiatives sortant de l’ordinaire provenant de sa nouvelle équipe. Je peux l’affirmer, car je m’appuie sur une étude qui me paraît solide, intitulée Executive links and strategic change : Is unit spanning by executives associated with market entry and exit? Celle-ci est signée par Charles Williams, professeur de stratégie de la Bocconi University (Milan, Italie), et Samina Karim, professeure de stratégie et d’innovation de la Boston University’s School of Management (Boston, Etats-Unis).
Ainsi, les deux chercheurs ont tous deux été frappés par la mode actuelle de l’agilité. L’agilité? C’est un concept de management qui veut grosso modo que les leaders d’aujourd’hui et de demain devront faire preuve d’une immense souplesse pour voler de succès en succès : savoir plier face aux difficultés, sans jamais rompre; savoir s’adapter aux situations rencontrées, quelles qu’elles soient; avec vite et bien avec les moyens du bord; etc. Et ils se sont interrogés sur la pertinence de cette vision du leader de demain…
Ils ont alors eu l’idée de regarder si l’agilité est une vertu si présente que ça chez les leaders. Pour cela, ils ont scruté à la loupe les faits et gestes de managers à un moment précis où ils doivent faire preuve d’agilité, à savoir à leur arrivée à un nouveau poste. Et ils ont choisi une industrie qui nécessite une grande réactivité de la part des managers, l’industrie pharmaceutique, où seuls les plus créatifs parviennent à survivre.
M. Williams et Mme Karim ont utilisé la base de données du Medical & Healthcare Marketplace Guide, qui fourmille d’informations sur les produits testés et mis en marché ainsi que sur le travail de chaque équipe des compagnies pharmaceutiques oeuvrant aux Etats-Unis. Ils ont mis l’accent sur 69 firmes, entre 1978 et 1997. Et ils ont analysé s’il y avait des corrélations, ou pas, entre l’arrivée d’un nouveau boss à la tête d’une équipe et le nombre de recherches et de produits lancés dès lors par celle-ci.
Bien entendu, les deux chercheurs ont fait attention à plusieurs écueils, comme le fait que l’innovation dans l’industrie pharmaceutique s’étale sur de nombreuses années, si bien que l’arrivée d’un nouveau boss ne peut être suivie d’effets immédiats. Ils ont aussi tenu compte du fait que les nominations n’ont pas toutes les mêmes objectifs : l’équipe concernée peut être en pleine déconfiture, et la priorité est alors de la stabiliser, non de booster sa créativité; l’équipe est elle-même neuve et fraîche, et l’urgence du nouveau leader est de la rendre cohérente, non de lui donner les coudées franches pour innover; etc. Ils ont encore considéré le fait que les nouveaux bosses n’ont pas tous le même profil : certains sont très expérimentés, d’autres pas du tout; certains grimpent dans la hiérarchie grâce à cette nomination, d’autres, au contraire, reculent; etc.
Qu’ont-ils finalement découvert? Accrochez-vous bien… «Le regain de créativité et de productivité auquel on pouvait s’attendre a priori ne se produit pas. On assiste en réalité à une certaine continuité par rapport à la période précédent la nomination, une continuité qu’on peut considérer comme un statu quo», indiquent les deux chercheurs dans leur étude.
Étonnant, n’est-ce pas? Et M. Williams et Mme Karim en sont les premiers surpris, car ils savent fort bien que d’autres études donnaient des résultats plus encourageants, pour ne pas dire carrément contraires à leur trouvaille. Se sont-ils trompés quelque part? Les deux chercheurs ont refait leur devoir, ont réfléchi une nouvelle fois sur la validité de leur méthodologie, pour ne rien trouver d’erroné.
Alors, comment expliquer un tel phénomène? Les deux chercheurs avancent une hypothèse qui me semble fort intéressante : les leaders nouvellement nommés à la tête d’une équipe seraient victimes de «filtres sociaux et cognitifs»… De quoi? De filtres sociaux et cognitifs, autrement dit, de liens qui les retiennent d’agir à leur guise.
> Liens sociaux. Comme nous sommes, vous comme moi, avant tout des animaux sociaux, nous nous comportons de certaines façons en société. Un exemple très simple : le nouveau leader sait qu’il suscite autant d’espoirs que d’inquiétudes, et va donc naturellement chercher à rassurer avant d’apporter des changements; il va donc avoir le réflexe de temporiser, pour ne se mettre personne à dos.
> Liens cognitifs. Ici, il s’agit de liens qui proviennent de nous-mêmes, et non du fait que nous vivons en société. Un cas de figure pour l’illustrer : le nouveau leader a envie de tout, sauf de commettre une bévue d’entrée de jeu; il va donc se montrer prudent, et rechigner à donner son «Go» à une idée venant d’autrui, idée à laquelle il n’avait lui-même jamais pensé auparavant, et qui va donc l’effrayer a priori.
Voilà par conséquent pourquoi mieux vaut ne pas attendre de votre nouveau boss un discours vous invitant à briller par votre créativité. C’est que là n’est pas sa priorité. Cela viendra, peut-être, mais pas tout de suite…
En passant, l’écrivain français Jean Anglade a dit dans Le Temps et la paille : «Les meilleures choses ont besoin de patience»…
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