BLOGUE. Avez-vous parfois l’impression, comme moi, qu’il y a des valeurs qui se font rares? Un exemple parmi tant d’autres : la sincérité. Oui, cette disposition que nous avons tous à reconnaître la vérité et à partager celle-ci avec notre entourage, mais dont nous usons si peu. Vous savez, cette sorte de franchise, pour ne pas dire de loyauté, que l’un peu avoir envers l’autre, qui peut permettre aux deux d’avancer de concert, mais que l’on s’empêche d’utiliser, généralement par peur de se faire blessant.
Découvrez mes précédents posts
Plus : suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
J’ai réalisé cela en parcourant, cette fin de semaine, un texte palpitant de Montesquieu justement intitulé Éloge de la sincérité. Montesquieu? C’est un nom qui nous dit quelque chose, mais dont on a une vague connaissance. Peut-être vous souvenez-vous avoir lu en classe quelques pages de ce penseur français des Lumières tirées de L’Esprit des lois, des Lettres persanes, ou encore de ses Considérations sur les causes de la grandeur de Romains et de leur décadence. Peut-être vous évoque-t-il quelques notions de science politique, thème qui lui était cher, comme sa théorie des climats, selon laquelle les conditions climatiques influencent les êtres humains comme les peuples ; une théorie, à mon avis, fumeuse, vu qu'il va jusqu’à dire que certains climats sont meilleurs que d’autres, celui de la France – tempéré – étant l’idéal… Et du coup, comme moi, vous n’avez jamais eu la curiosité d’en savoir plus sur son œuvre.
Heureusement que le hasard a mis ce petit texte sous mon nez. Car il pétille d’intelligence, et permet de comprendre à quel point on a tout à gagner à nous montrer sincère envers autrui, en particulier au travail. Les extraits suivants vont en convaincront, je pense…
«On néglige d’être sincère, et on croit qu’il y aurait de l’inhumanité à tourmenter [les autres], ou sur des défauts qu’ils n’ont pas, ou sur des défauts qu’ils auront toujours. Mais, par bonheur ou par malheur, les hommes ne sont ni si bons ni si mauvais qu’on les fait, et, s’il y en a fort peu de vertueux, il n’y en a aucun qui ne puisse le devenir. Il n’y a personne qui, s’il était averti de ses défauts, pût soutenir une contradiction éternelle ; il deviendrait vertueux, quand ce ne serait que par lassitude.
«On serait porté à faire le bien, non seulement par cette satisfaction intérieure de la conscience qui soutient les sages, mais même par la crainte des mépris qui les exerce. (…) Quand la sincérité ne nous guérirait que de l’orgueil, ce serait une grande vertu qui nous guérirait du plus grand de tous nos vices. Il n’y a que trop de Narcisse dans le monde, de ces gens amoureux d’eux-mêmes. Ils sont perdus s’ils trouvent dans leurs amis de la complaisance. Prévenus de leur mérite, remplis d’une idée qui leur est chère, ils passent leur vie à s’admirer. Que faudrait-il pour les guérir d’une folie qui semble incurable? Il ne faudrait que (…) leur parler dans la simplicité de la vérité.
«Quoi! Vivrons-nos toujours dans cet esclavage de déguiser tous nos sentiments? Faudra-t-il louer, faudra-t-il approuver sans cesse? Portera-t-on la tyrannie jusque sur nos pensées? Qui est-ce qui est en droit d’exiger de nous cette espèce d’idolâtrie? Certes, l’homme est bien faible de rendre de pareils hommages, et bien injuste de les exiger.
«Cependant, comme si tout le mérite consistait à servir, on fait parade d’une basse complaisance. C’est la vertu du siècle ; c’est toute l’étude d’aujourd’hui. Ceux qui ont encore quelque noblesse dans le cœur font tout ce qu’ils peuvent pour la perdre. Ils prennent l’âme du vil courtisan pour ne point passer pour des gens singuliers, qui ne sont pas faits comme les autres hommes.
«La vérité demeure ensevelie sous les maximes d’une politesse fausse. On appelle savoir-vivre l’art de vivre avec bassesse. On ne met point de différence entre connaître le monde et le tromper. (…)
«On laisse l’ingénuité aux petits esprits, comme une marque de leur imbécillité. La franchise est regardée comme un vice dans l’éducation. On ne demande point que le cœur soit bien placé ; il suffit qu’on l’ait fait comme les autres. C’est comme dans les portraits, où l’on n’exige autre chose si ce n’est qu’ils soient ressemblants.
«On croit, par la douceur de la flatterie, avoir trouvé le moyen de rendre la vie délicieuse. Un homme simple qui n’a que la vérité à dire est regardé comme le perturbateur du plaisir public. On le fuit, parce qu’il ne plaît point ; on fuit la vérité qu’il annonce, parce qu’elle est amère ; on fuit la sincérité dont il fait profession, parce qu’elle ne porte que des fruits sauvages ; on la redoute, parce qu’elle humilie, parce qu’elle révolte l’orgueil, qui est la plus chère des passions, parce qu’elle est un prêtre fidèle, qui nous fait voir aussi difformes que nous le sommes.
«Il ne faut donc pas s’étonner si elle est si rare : elle est chassée, elle est proscrite partout. Chose merveilleuse, elle trouve à peine un asile dans le sein de l’amitié.
«Toujours séduits par la même erreur, nous ne prenons des amis que pour avoir des gens particulièrement destinés à nous plaire : notre estime finit avec leur complaisance ; le terme de l’amitié est le terme des agréments. Et quels sont ces agréments? Qu’est-ce qui nous plaît davantage dans nos amis? Ce sont les louanges continuelles, que nous levons sur eux comme des tributs.
«D’où vient qu’il n’y a plus de véritable amitié parmi les hommes ? Que ce nom n’est plus qu’un piège, qu’ils emploient avec bassesse pour se séduire ? «C’est, dit un poète [Ovide, dans L’Art d’aimer], parce qu’il n’y a plus de sincérité.»
«En effet, ôter la sincérité de l’amitié, c’est en faire une vertu de théâtre. (…) Et Diogène avait raison de la comparer à ces inscriptions que l’on met sur les tombeaux, qui ne sont que de vains signes de ce qui n’est point. (…)
«La plupart des gens, séduits par les apparences, se laissent prendre aux appas trompeurs d’une basse et servile complaisance ; ils la prennent pour un signe d’une véritable amitié, et confondent, comme disait Pythagore, le chant des Sirènes avec celui des Muses. Ils croient, dis-je, qu’elle produit l’amitié, comme les gens simples pensent que la terre a fait les dieux. (…)
«Qu’un homme ait la force d’être sincère, vous verrez un certain courage répandu dans tout son caractère, une indépendance générale, un empire sur lui-même égal à celui qu’on exerce sur les autres, une âme exempte des nuages de la crainte et de la terreur, un amour pour la vertu, une haine pour le vice, un mépris pour ceux qui s’y abandonnent. D’une tige si noble et si belle, il ne peut naître que des rameaux d’or.»
Montesquieu poursuit dans la même veine, cette fois-ci en traitant de l’homme sincère au beau milieu de ce qu’il appelle la Cour des Grands…
«Un homme sincère à la cour d’un prince est un homme libre parmi des esclaves. Quoiqu’il respecte le Souverain, la vérité, dans sa bouche, est toujours souveraine, et, tandis qu’une foule de courtisans est le jouet des vents qui règnent et des tempêtes qui grondent autour du trône, il est ferme et inébranlable, parce qu’il s’appuie sur la vérité, qui est immortelle par sa nature et incorruptible par son essence. (…) Il cherche à détruire, par ses sages conseils, le vice de la cour, comme ces peuples qui, par la force de leur voix, voulaient épouvanter le dragon qui éclipsait, disaient-ils, le soleil. (…)
«Heureux le prince qui vit parmi des gens sincères, qui s’intéressent à sa réputation et à sa vertu. Mais que celui qui vit parmi des flatteurs est malheureux de passer ainsi sa vie au milieu de ses ennemis!
«Oui! Au milieu de ses ennemis! Et nous devons regarder comme tels tous ceux qui ne nous parlent point à cœur ouvert ; qui, comme ce Janus de la fable, se montrent toujours à nous avec deux visages. (…)
«Détestons la flatterie! Que la sincérité règne à sa place! Elle sera notre vertu tutélaire, elle ramènera l’Âge d’or et le siècle de l’innocence, tandis que le mensonge et l’artifice rentreront dans la boîte funeste de Pandore. [Elle rendra] bientôt les dieux jaloux du bonheur des hommes, et les hommes, dans leur bonheur, rivaux même des dieux.»
Impressionnant, n’est-ce pas? Être sincère avec autrui peut permettre à celui-ci de fouler aux pieds son orgueil, de prendre conscience des petits travers qu’il a, et par suite de tenter de s’améliorer sur ce point précis. Être sincère peut aussi vous faire gagner le respect des autres, admiratifs de votre courage et de la justesse de vos propos. Être sincère peut encore vous faire devenir «un homme libre parmi les esclaves», de vous distinguer par votre panache auquel ne manqueront pas de se rallier de plus en plus d’admirateurs. Et vous aurez dès lors en tête la magnifique sentence de Montesquieu inspirée d’un ver de l’Énéide de Virgile : «D’une tige si noble et si belle, il ne peut naître que des rameaux d’or».
En passant, Napoléon Bonaparte aimait à dire : «Le courage ne se contrefait pas, c’est une vertu qui échappe à l’hypocrisie»…
Découvrez mes précédents posts