BLOGUE. Quel centenaire pour SNC-Lavalin, l’un des «fleurons» de l’économie québécoise! À peine les bulles de champagne se sont-elles évaporées lors de l’événement spécial organisé pour l’occasion que Mouammar Kadhafi est tombé en Libye. Du coup, tous les projecteurs se sont braqués sur les chantiers pour le moins controversés de SNC-Lavalin sur place, à l’image de celui de la prison de Gharyan, à une centaine de kilomètres au sud de Tripoli : un projet de 275 millions de dollars piloté par une coentreprise mise sur pied par la firme québécoise et Saadi Kadhafi, le troisième fils du dictateur. Puis, on a entendu parler de curieux mouvements d’argent qui auraient eu lieu autour de différents projets pharaoniques nés dans le désert libyen.
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Résultat? Le licenciement fracassant du PDG Pierre Duhaime, la semaine dernière. Et ce, pour des motifs encore nébuleux, en dépit d’une enquête interne commanditée par le conseil d’administration. Pour bien comprendre de quoi il s’agit, je me permets de citer un extrait d’un récent post de blogue de mon collègue François Pouliot :
«En 2009, l’ancien grand patron de la division construction de SNC, Riadh ben Aïssa, a une première fois engagé un agent (démarcheur) pour aider à obtenir une participation dans un projet. La présence de faux documents fait en sorte qu’on ne sait pas qui était cet agent et quel contrat il tentait d’obtenir. En fait, on ne sait même pas s’il a fourni une prestation de services. On sait cependant que deux paiements totalisant 22,5 M$ US lui ont été effectués en 2010 et 2011. Le chef de la direction financière a eu connaissance de l’irrégularité et l’a signalée au président Duhaime, qui a quand même avalisé le paiement.
«En 2011, Riadh ben Aïssa a de nouveau indiqué avoir engagé un agent pour l’obtention d’un contrat. Même situation que plus haut. On ne sait pas qui a été engagé, ni ce qu’il a fait. Cette fois, plutôt que de passer par sa division, M. Ben Aïssa semble cependant avoir suivi la procédure en place et demandé au chef de direction et au patron de SNC International de faire un paiement de 33,5 M$ US. Ceux-ci ont refusé et le dossier est monté chez Pierre Duhaime qui, de nouveau, a autorisé le paiement.»
Et en dépit de tout cela, le conseil d’administration de SNC-Lavalin a pris la décision de n’entreprendre aucun recours contre M. Duhaime. C’est que, comme l’expliquait hier mon collègue Hugo Joncas, «selon le président du conseil d'administration, Gwyn Morgan, Pierre Duhaime collabore «pleinement» à l'enquête en cours», même si l'ancien PDG n'a pas dit à quoi ont servi ces 56 millions de dollars, ni à qui au juste ils ont été versés.
Bref, la loi du silence règne plus que jamais chez SNC-Lavalin…
Pourquoi? Parce que – imaginez-moi avec un sourire en coin – M. Duhaime est… un excellent PDG! Oui, un excellent PDG!
Comment puis-je affirmer une chose pareille, alors que tout le monde le siffle et le conspue? Parce que je m’appuie sur une étude renversante sur le sujet, intitulée Managerial discretion and the practice of corporate governance. Celle-ci est signée par John Hendry, un éminent professeur de management à Cambridge (Grande-Bretagne). Elle montre avec brio que l’une des grandes vertus de tout PDG qui se respecte est sa discrétion…
Ainsi, M. Hendry s’est étonné d’un paradoxe, en matière de bonne gouvernance d’entreprise : on recrute souvent les PDG pour leur capacité à garder des secrets, mais dès qu’ils sont en poste, on les harcèle pour qu’ils fassent preuve de la plus grande transparence. Un paradoxe qui suscite nombre de réflexions parmi la communauté des chercheurs en management, et à des études comme celle de Finkelstein et Boyd, qui recommande que les PDG soient rémunérés non pas à la performance (qui dépend, d’après eux, bien peu des hauts-dirigeants!), mais aux secrets qu’ils ont à taire.
Il s’est dit qu’il y avait là matière à creuser. Pour cela, il a décidé de mener des entrevues individuelles fouillées avec 40 PDG et 19 présidents du conseil à la tête d’entreprises cotées au FTSE100, à la City de Londres. Ces entrevues visaient à faire le tour de la question, en démarrant par une interrogation ouverte : «Quelles sont les différences entre ce que vous faites au poste de PDG et ce que vous deviez faire dans vos postes précédents?». Elles duraient le temps nécessaire pour les besoins du chercheur, et variaient donc entre 45 minutes et trois heures. Les enseignements qu’il en a tiré sont passionnants…
Tout d’abord, M. Hendry a mis au jour trois formes de discrétion dont doivent faire preuve les PDG dans le cadre de leurs fonctions :
> Savoir se soustraire. C’est-à-dire savoir se montrer discret et laisser les autres agir en son nom.
> Savoir décider tout seul. Le moment venu, le PDG doit être capable de trancher et de prendre la bonne décision.
> Savoir diriger l’air de rien. Son leadership doit être tel qu’il doit parvenir à insuffler des directives aux autres sans que ceux-ci les prennent pour des ordres, mais plutôt pour des idées.. qui viennent d’eux-mêmes!
Un PDG doit donc briller par sa discrétion, dans tous les domaines où il est appelé à intervenir. Que ce soit lors des réunions, lors des brainstormings, lors des prises de décision, lors du lancement de nouveaux projets, etc.
Ensuite, le chercheur britannique a regardé la notion de discrétion d’un autre point de vue, à savoir comme un écueil pour le devoir de transparence des entreprises. C’est que si le PDG se met à se montrer avare de paroles sur ses projets et sur la façon dont il compte les mener à bien, cela risque de déplaire fortement à ses collègues, aux membres du conseil d’administration, aux actionnaires, et même aux clients. Oui, s’il se montre trop «discret», cela va susciter de vives inquiétudes, voire donner l’occasion à des rumeurs de se répandre comme de la poudre à canon. Et l’irréparable peut dès lors se produire : le PDG va bel et bien profiter de cette zone d’ombre pour manœuvrer à sa guise, sans que personne ne s’en rende vraiment compte, et se laisser tenter par d’obscures magouilles…
Deux méthodes sont en général adoptées pour éviter cet écueil. Des incitatifs financiers suffisants pour que le PDG ne soit pas tenté par la beauté du diable. Et une surveillance renforcée des faits et gestes du PDG menée par le conseil d’administration. Le hic? Ce sont des méthodes coûteuses et complexes à mettre en pratique, souligne M. Hendry dans son étude. Des méthodes, de surcroît, pas toujours très efficaces : l’étude semble indiquer que les incitatifs financiers visant à apaiser la cupidité des PDG ne sont pas des freins à toute épreuve… Des méthodes, enfin, mal appliquées : par exemple, nombre de conseils d’administration se contentent d’un rapport d’activité établi et présenté par le PDG lui-même à son sujet, alors qu’ils devraient commander à une tierce partie indépendante un véritable audit sur ses décisions et agissements.
En conclusion, comment résoudre le paradoxe de départ? Le professeur de Cambridge suggère en substance de revoir de fond en comble l’approche habituelle de la bonne gouvernance. Il faudrait que l’on comprenne que la discrétion du PDG est une chose normale, et même une vertu à cultiver. Il faudrait qu’on saisisse aussi que cette vertu a son revers, comme toutes les autres vertus, et qu’il est donc très aisé de voir des PDG se dissimuler derrière cette image vertueuse pour échafauder des projets dérogeant à l’éthique et les mener à terme en douce. Ni vu ni connu.
Il faudrait encore que le conseil d’administration soit moins naïf à l’égard du PDG qu’il a choisi pour diriger l’entreprise. Il ne doit pas lui donner carte blanche, mais au contraire renforcer sa surveillance, comme s’il devinait que le PDG allait profiter de sa situation pour mal agir. Il devrait être tout bonnement plus prudent.
Revenons maintenant au cas qui nous intéresse, celui de SNC-Lavalin. Je disais que M. Duhaime était un excellent PDG. Or, on note que, sans l’ombre d’un doute, celui-ci a fait preuve d’une remarquable discrétion. Il n’a, semble-t-il, pas confié à grand monde à quoi et à qui étaient destinés ces fameux 56 millions de dollars. Et il ne le dira sûrement jamais, à moins, bien sûr, que la Gendarmerie royale du Canada ne s’en mêle. Et au-delà de ce scandale financier, il est de notoriété publique que la haute direction de SNC-Lavalin ne parle jamais en profondeur de ses projets et de ses réalisations, y compris de ceux qui ne prêtent pas a priori à controverse…
L’ennui, c’est que cet omniprésent silence qui règne chez SNC-Lavalin n’est pas géré comme il le devrait par son conseil d’administration, si l'on en croit les enseignements de l'étude. Pour preuve, il a fallu que celui-ci commande une enquête interne pour tenter de savoir où sont passés 56 millions de dollars, et l’enquête n’a, semble-t-il encore, pas permis d’y voir plus clair! C’est bien simple, le conseil d’administration a laissé se développer une culture du silence à la tête de l’entreprise, sans nullement veiller à ce que des hauts dirigeants ne sombrent dans le «côté obscur» de cette vertu. Il s’est finalement piégé lui-même, et doit bien se demander comment s’en sortir maintenant…
En passant, l’écrivain américain Paul Auster a dit dans Moon Palace : «Le silence oblitère tout»…
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