BLOGUE. Comme moi, vous avez peut-être du mal à retenir les noms des personnes que vous croisez. Ou vos innombrables NIP. Ou votre tout dernier numéro d’iPhone. Ou vos clés de voiture. S’agit-il des ravages du temps qui commencent leur œuvre? D’un manque d’intérêt pour les chiffres? Voire pour les autres? Je vous rassure : pas du tout! Il ne s’agit de rien de tout cela. Non, c’est juste qu’on a perdu l’habitude de faire fonctionner notre mémoire.
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Je l’ai réalisé en lisant un aricle formidable de Joshua Foer, dans un des derniers numéros du New York Times Magazine, dans lequel il raconte comment, de simple journaliste couvrant – pour le fun – une compétition américaine de mémorisation il s’est pris de passion pour cette discipline et est devenu, en l’espace d’une année, le plus grand champion de mémorisation de cartes à jouer des Etats-Unis! Une histoire dont on peut tirer des enseignements pratiques pour qui veut développer sa mémoire, et ainsi briller en société en retenant tous les noms des personnes rencontrées à un séminaire, en présentant à une réunion des données chiffrées très précises sans regarder son dossier, ou encore en demandant sans hésiter des nouvelles d’Antoine, le petit-fils de trois ans et demi de cet employé qui part à la retraite, au moment de lui serrer la main pour la dernière fois.
Ce qui avait frappé Joshua Foer lors de son reportage, c’était sa rencontre avec Ed Cooke, un Britannique de 24 ans qui n’avait l’air de rien, mais qui était un champion d’envergure internationale. Celui-ci lui avait confié que sa mémoire n’était pas plus développée que celle de M. et Mme Tout-le-monde, et qu’il n’était certainement pas un prodige. À l’époque, il ne l’avait pas cru. Mais, il a creusé le sujet, et s’est rendu compte que c’était vrai : en 2003, des recherches scientifiques ont été menées sur huit champions de mémorisation, histoire de voir quelles parties de leur cerveau fonctionnait quand ils retenaient par cœur des données; et – ô surprise! – c’était les mêmes que celles de vous et moi, à une exception près, la zone de la mémoire spatiale.
En quoi a-t-on besoin de faire fonctionner notre mémoire spatiale quand on veut mémoriser un grand nombre de données? La réponse se trouve dans un ouvrage dénommé La Rhétorique à Herennius (Rhetorica ad Herennium), longtemps attribué à Cicéron, mais plus vraisemblablement signé par le poète grec Simonide de Céos (556-467 avant J.C.). D’après la légende, Simonide assistait à un dîner en compagnie de nombreuses personnalités et s'était écarté un instant. Soudain, le toit du bâtiment s’est effondré, tuant tout le monde à l'intérieur. Pendant la fouille des décombres, Simonide fut appelé pour identifier les corps, et il parvint à le faire en se rappelant la place de chacun à table avant son départ. De cette expérience, il a tiré un Art de la mémoire (Ars memoriae), une méthode mnémotechnique pratiquée jusqu’au Moyen-âge qui permettait de mémoriser rapidement un sermon ou un discours, voire un livre entier.
«Il y a deux sortes de mémoire, l'une naturelle, l'autre artificielle, écrit Simonide dans son ouvrage. La mémoire naturelle est celle qui est innée dans nos âmes et qui est née en même temps que la faculté de réfléchir. La mémoire artificielle est celle que renforce une sorte d'entraînement de l'esprit et des préceptes rationnels.» Par conséquent, la mémoire naturelle peut être perçue comme le «disque dur» de notre cerveau, et la mémoire artificielle, comme le logiciel qu’on y implante.
Ainsi, l’Art de mémoire consiste à associer le souvenir de lieux bien connus aux nouveaux éléments qu’on souhaite retenir. De manière concrète, il était conseillé de visiter et revisiter plusieurs fois un édifice (sa maison, une église, etc.), d’examiner en détail toutes ses parties, toujours dans le même ordre. Après plusieurs visites, on est capable de se souvenir et de visualiser chacune de ses pièces avec acuité.
Pour mémoriser les nouvelles données, on découpe celles-ci en petites parties (s’il s’agit d’un texte, phrase après phrase), on les associe à une image frappante (chargée d’émotion, comme l’effroi ou l’humour) et on les dépose en pensée à des endroits précis de notre «palais de la mémoire». On peut ainsi se remémorer chaque image dans l’ordre, en imaginant qu’on visite l’édifice dans l’ordre habituel. On peut même ressortir chacune d’elle dans n’importe quel ordre, en se projetant dans une pièce ou dans une autre.
Le même édifice peut être utilisé et réutilisé pour mémoriser différentes séries de données. Les images mentales qui y sont associées peuvent être remplacées par d’autres, les lieux se comportant alors comme la page vierge d’un document Word sur laquelle on place des images neuves, les unes à la suite des autres.
Les caractéristiques des images mentales sont primordiales. Il faut qu’elles soient surprenantes, frappantes, si possible chargées émotionnellement. Joshua Foer signale d’ailleurs qu’un champion a l’habitude de donner des aspects obscènes à ses images mentales pour bien s’en souvenir... Le but est de créer de la sorte quelque chose de vraiment mémorable.
Plus facile à dire qu’à faire? Là encore, détrompez-vous. L’expérience de Joshua Foer en est la preuve. Il s’est lancé de but en blanc dans un entraînement assidu, avec l’aide d’un coach. Chaque matin, après avoit bu son café et avant de parcourir son journal, il s’installait à son bureau, de 10 à 15 minutes, pour apprendre par cœur un poème ou pour mémoriser les noms de tous ceux qui ont été au même collège que lieu à la même époque. Dans le métro, au lieu de brancher son iPod, il apprenait une liste de chiffres tirés au hasard ou l’ordre dans lequel apparaissaient les cartes d’un paquet de jeu. Il s’est aussi mis à apprendre la liste des courses. Et chaque fois que quelqu’un lui donnait son numéro de téléphone ou son adresse de courriel, il rangeait l’information dans une pièce de son «palais de mémoire».
Les progrès se sont alors vite fait sentir. Mais rapidement, il a atteint ses limites. Il avait beau intensifier son entraînement, il ne progressait plus. Il s’est alors associé à un chercheur qui lui a fait découvrir qu’il y avait un moyen d’aller au-delà de ce qu’on croit être notre limite, un moyen découvert dans les années 1960 par les psychologues Paul Fitts et Michael Posner. Pour apprendre une nouvelle compétence, comme rédiger à toute vitesse sur un clavier, il faut s’entraîner, certes, mais il faut surtout se fixer des buts progressifs, de plus en plus ardus, que l’on peut même considérer a priori comme impossible à atteindre. Se produit alors un déclic, si bien que l’on se met sur le mode automatique : on agit sans y réfléchir (en fait, sans en prendre conscience), et tout fonctionne au mieux. Par exemple, quand vous conduisez, vous ne pensez plus maintenant à tout ce que vous devez exécuter comme gestes pour y parvenir, «ça se fait tout seul», non? Même chose avec la mémoire.
Et c’est ainsi que Joshua Foer s’est retrouvé en finale du championnat américain de mémorisation de cartes à jouer, et a fracassé son propre record ainsi que celui des Etats-Unis. En 1 minute et 40 secondes, il a retenu l’ordre dans lequel apparaissaient toutes les cartes d’un paquet de jeu et a indiqué celui-ci à l’arbitre. Le précédent record était de 1 minute 55 secondes.
Impressionnant, n’est-ce pas? Alors, à vous de jouer et d’épater ceux qui vous entourent!
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