BLOGUE. Qui d’entre nous n’a jamais rêvé de trouver une idée géniale, une idée radicalement neuve, bref, une idée qui tue? Vous savez, celle du style «Wow!» ou «Eurêka!». Mais surtout, qui d’entre nous a vraiment pris la peine d’y consacrer du temps et des efforts pour tenter de la faire venir à son esprit? Soyons sincères, pas grand monde… Pourquoi? Parce que la plupart des méthodes ne fonctionnent guère.
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Je sais, il y a le fameux brainstorming, une technique qui date tout de même de presque un siècle puisqu’elle a été conçue par le publicitaire Alex Osborn en 1935; il y a les amusants 6 chapeaux du gourou Edward de Bono, passés aux oubliettes depuis les années 1980, car ils ne servaient pas vraiment à autre chose que de ne pas tuer dans l’œuf les idées neuves; il y a encore le mind mapping du psychologue Tony Buzan, lequel croyait ainsi dans les années 1970 rééquilibrer l’usage des nos deux hémisphères cérébraux au moment de créer, une vision du cerveau devenue obsolète au regard des avances en neuroscience… Oui, des «méthodes», il y en a à foison, mais leur efficacité laisse pour le moins à désirer. Pas vrai? Pourtant, tout n’a pas été essayé. Et il se pourrait que de nouvelles méthodes voient bientôt le jour, provenant de là où on ne les attend pas a priori...
J’ai mis la main sur une piste intéressante, de mon point de vue. Je l’ai trouvée dans une étude au titre ronflant – L’innovation envisagée comme un processus de résolution de contradictions techniques, organisationnelles et cognitives –, signée par Christophe Belleval et Christophe Lerch, deux chercheurs du Bureau d’économie théorique et appliquée (Beta) de l’Université de Strasbourg, en France. L’idée, c’est de ne pas se contenter de chercher des solutions à un problème donné, mais de se mettre également à la recherche de «nouveaux espaces de solutions», c’est-à-dire de partir mentalement à la découverte de territoires encore vierges. Et pour y parvenir, il nous faut combiner deux processus mentaux, à savoir celui de la logique formelle (pour la recherche de solutions au problème rencontré) et celui de la dialectique (pour l’exploration des territoires inconnus). Tout bonnement génial!
Ainsi, les deux Christophe préconisent ni plus ni moins qu’un immense retour aux sources de notre façon de réfléchir aujourd’hui : Socrate. C’est lui, en effet, selon ce que nous en a appris son disciple Platon, qui a mis au point la méthode de la dialectique, qui consiste à dépasser les contradictions en suivant trois étapes, soit la «thèse», l’«antithèse» et la «synthèse». Une méthode que connaissent si bien ceux d’entre nous qui usent encore leurs fonds de culotte sur des bancs d’école. Un méthode qui, l’air de rien, a fait ses preuves depuis l’aube de l’humanité…
Quant à la logique formelle, on peut dire qu'elle nous vient en grande partie d'Aristote, l'autre grand philosophe grec. Dans l'Organon, celui-ci présente une méthodologie de la réflexion, dans laquelle figure notamment sa théorie du syllogisme («raisonnement», en grec).
Ainsi, les chercheurs français préconisent de combiner à la fois Socrate et Aristote pour concocter de véritables idées qui tuent. «Nos travaux s’inscrivent dans la lignée de ceux qui considèrent que les entreprises les plus créatives seraient celles qui sont capables de mettre en œuvre à la fois les principes de la logique formelle et ceux de la dialectique», soulignent les deux chercheurs français.
Ils font ainsi référence dans leur étude, entre autres, à l’approche algorithmique du scientifique russe Genrich Altshuller, dont la méthode TRIZ (pour Teorija Reshenija Izobretateliskih Zadatch) vise à résoudre les problèmes techniques de manière innovante. TRIZ part du principe que les problèmes rencontrés durant la conception d'un nouveau produit présentent des analogies, et donc, que des solutions analogues doivent pouvoir s'appliquer. (Ce constat vient de l'analyse de quelque 400 000 brevets par l'auteur de la méthode). On évite ainsi de réinventer perpétuellement la roue ou le fil à couper le beurre…
L'ambition de TRIZ est de favoriser la créativité, en proposant aux ingénieurs et autres inventeurs des outils de déblocage de l'inertie mentale. TRIZ guide ceux-ci à chaque étape de la résolution du problème, à l’aide d’outils qui ont permis à d’autres de surmonter telle ou telle difficulté. Bref, cette méthode entend conduire vers la bonne formulation de son problème, puis vers sa résolution.
Mais voilà, TRIZ toute seule, comme d’autres méthodes, ne suffit pas, aux yeux des deux chercheurs, même si elle combine en partie logique et dialectique. Pourquoi? Parce qu’elle repose sur un postulat discutable quand on l’applique en entreprise : elle s’adresse avant tout à un «inventeur solitaire», ou à une équipe de petite taille, ce qui, dans le fond, revient au même. Toutes ces méthodes ne tiennent pas compte du fait que toute idée qui tue est «le fruit d’interactions complexes entre les individus impliqués dans la résolution du problème, et entre les groupes de personnes concernés par la projet, voire entre entreprises partenaires». Innover radicalement a plusieurs dimensions, et pas seulement technique, ce qui est le principal défaut de la plupart des méthodes inventées à ce jour. Cela a aussi une dimension cognitive. Et encore une autre, organisationnelle. Et l’important est de tenir compte de ces 3 dimensions à la fois.
MM. Belleval et Lerch s’appuient sur un exemple lumineux pour étayer leur thèse : le programme Myriade du CNES, l’agence française de l’espace… Au milieu des années 1990, tout le monde ne jurait que par la miniaturisation, et l’idée est venue de réduire au maximum la taille des satellites, histoire de pouvoir en envoyer un grand nombre d’un seul coup dans l’espace, à l’aide d’une seule fusée. Les Français se sont alors mis à rêver de «constellations de mini-satellites en orbite autour de la planète», d’après le propre aveux de Jacques Blamont, à l’époque l’un des hauts-responsables du CNES.
On le voit bien, il fallait donc procéder à une réflexion majeure devant aboutir à une idée qui tue. Cela nécessitait de fixer des contraintes techniques (taille des mini-satellites, coûts, etc.), de repenser la gestion de projet (project management) en vigueur au CNES, et même de carrément remplacer la philosophie «Mission Success First» qui privilégiait la fiabilité et la robustesse des systèmes sur tous les autres aspects de la performance par celle dite «Smaller, Faster, Better, Cheaper» inspirée de la politique menée par la Nasa depuis déjà quelques années. Pas une mince affaire…
Les conflits se sont cristallisés autour d’un point, le calculateur. Grosso modo, les ingénieurs d’une équipe ont contesté la faisabilité du projet, les contraintes concernant le calculateur étant trop fortes d’après eux. «C’est impossible à faire, le calculateur prendrait presque tout le volume du mini-satellite, et sa consommation serait trop élevée pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du système en orbite», a même écrit l’un d’eux dans un rapport. Le hic? Un jeune ingénieur d’une autre équipe est parvenu à mettre au point, presque tout seul dans son coin, un prototype de calculateur qui répondait aux requis. Cette invention était la démonstration que les pratiques établies, auxquelles ne voulaient pas déroger la majorité des ingénieurs, devaient être revues et corrigées.
Résultat? La contestation n’a fait qu’empirer. Les ingénieurs ont répliqué en disant «Nous construisons des satellites qui fonctionnent», et n’ont rien voulu savoir de la découverte de leur jeune collègue. Le haut-responsable du programme Myriade s’est refusé à trancher, et ce durant de longs mois, jusqu’à son décès, après lequel le programme est plus ou moins tombé aux oubliettes.
Que s’est-il donc passé? Une simple chicane entre personnes à l’ego démesuré? Un manque flagrant de leadership? Peut-être un peu de tout cela, mais le cœur du problème, c’est en réalité que le processus de création n’était pas tridimensionnel. Une solution technique au problème a été trouvée (celle du jeune ingénieur), mais cela n’a pas été le cas en ce qui concerne le cognitif (le passage de la mentalité «Mission Success First» à celle «Smaller, Faster, Better, Cheaper»), ni pour l’organisationnel (l’absence de leadership adapté au pilotage d’un tel projet).
Pour que l’idée qui tue du CNES puisse bel et bien voir le jour, il aurait fallu qu’il y ait innovation radicale dans les 3 dimensions. Cela ne s’est produit que dans une seule. Le projet est par conséquent tombé à l’eau. CQFD.
«C’est en établissant des relations saines et matures avec les acteurs de l’équipe, en promouvant leur engagement, leur implication au travail que les objectifs les plus élevés peuvent être atteints», soulignent les deux chercheurs, en préconisant un modèle, celui des Teamcentric Teams concoté par Smith et Tushman (équipes centrées sur l’équipe par opposition à celles centrées sur le leader), où tous les membres de l’équipe jouent tour à tour le rôle d’avocats de leur projets individuels et celui d’intégrateur à la recherche de la performance globale de l’organisation.
C’est bien simple, innover radicalement nécessite de revoir notre façon d’innover. Il faut changer de méthode, pour surprendre les autres et se surprendre soi-même. Il faut aller au-delà des méthodes reposant essentiellement sur la logique formelle, pour oser recourir à cette bonne vieille dialectique, dont on ne veut presque plus entendre parler au sortir de l’école. Il faut marier Socrate et Aristote. Il faut – pourquoi pas? – se mettre à réfléchir en 3D! L’historien latin Tite-Live le disait si limpidement : «Il faut oser, ou se résigner à tout»…
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