BLOGUE. Pas vu, pas pris. C'est bien connu, nous sommes tous d'incorrigibles tricheurs. À la moindre opportunité, nous sautons dessus, même si cela n'est «pas très correct», même s'il faut «un peu déroger aux règles», pour ne pas dire arnaquer les autres. C'est irrésistible, surtout lorsque le risque de se faire pincer est infime. Pas vrai?
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L'interrogation saute aux yeux : comment se fait-il que nous réagissions de la sorte? Oui, pourquoi n'arrivons-nous pas à résister au petit démon juché sur notre épaule, qui nous glisse à l'oreille qu'on ne devrait pas hésiter une seconde et saisir au plus vite l'occasion en or qui se présente à nous? La réponse : c'est purement une question de regards, à savoir de regard que les autres portent sur nous et de regard que l'on porte sur soi-même…
Je l'ai appris dans une étude passionnante intitulée The Mind Game: Invisible cheating and inferable intentions et signée par Jiang Ting, chercheuse en économie à l'Université catholique de Louvain (Belgique). Dans celle-ci, il a été demandé à 43 personnes de participer à une expérience amusante basée sur des paris à propos des résultats de jets de dé.
La règle était la suivante… Chaque participant s'asseyait devant un ordinateur, isolé des autres, avec une feuille de papier et un crayon. Chacun savait que l'ordinateur allait faire rouler devant lui un dé virtuel à 6 faces et que le résultat obtenu serait parfaitement aléatoire. Mais avant chaque jet de dé, une petite procédure devait être suivie par le joueur.
Or, les participants ne devaient pas tous suivre la même procédure. Ils étaient, sans le savoir, répartis en deux groupes distincts, soit les «Opaques» et les «Transparents» :
> Opaques. La procédure correspondait aux trois étapes suivantes :
1. Choisissez mentalement une face du dé, celle qui sera au-dessus (U, pour Up) ou bien celle qui sera au-dessous (D, pour Down);
2. Appuyez sur «Enter» pour effectuer le jet de dé;
3. Notez sur la feuille de papier la face du dé que vous aviez choisie.
> Transparents. La procédure était, cette fois-ci :
1. Choisissez mentalement une face du dé, celle qui sera au-dessus (U, pour Up) ou bien celle qui sera au-dessous (D, pour Down);
2. Notez sur la feuille de papier la face du dé que vous aviez choisie;
3. Appuyez sur «Enter» pour effectuer le jet de dé.
Pour chaque point enregistré, le joueur recevait 5 centimes d'euros. Par exemple, un joueur choisissait mentalement la face inférieure du dé (D) et voyait comme résultat du jet le 1; comme le 6 est le chiffre opposé au 1 sur un dé, il gagnait 6 points, et donc 30 centimes d'euros. Sachant que 20 coups étaient joués d'affilée, les joueurs pouvaient raisonnablement empocher quelque 6 euros à la fin de l'expérience. À moins de tricher…
Tricher? Comment ça, me direz-vous? Très simple, d'autant plus que l'examinateur de l'expérience était dans une pièce voisine. Pour les Opaques, il suffisait, au moment d'inscrire la face qu'ils avaient choisi (U ou D), celle qui en fait leur était le plus favorable. Par exemple, si le dé indiquait 3, le joueur n'avait qu'à inscrire sur la feuille D, ce qui lui faisait gagner 4 points. Quant aux Transparents, il leur suffisait de ne pas respecter la procédure : a priori, personne ne voyait s'ils écrivaient quelque chose sur la feuille avant ou après le jet de dé.
Les participants ont vite vu la «faille» dans le système et en ont allègrement profité. (La preuve, s'il en fallait une pour vous convaincre, que nous sommes d'incorrigibles tricheurs.) Comment la chercheuse s'en est-elle rendu compte? Oui, comment a-t-elle fait pour savoir ce qu'avaient en tête les joueurs au moment d'inscrire quelque chose sur la feuille en papier? Eh bien, elle a eu recours à une astuce : il s'agit là d'un jeu de hasard où les probabilités de gains sont déterminées, si bien qu'il est très facile de déceler le petit rigolo qui affiche une performance «anormale», c'est-à-dire qui sort outrageusement gagnant du jeu.
De fait, Jiang Ting a noté qu'une majorité de joueurs avaient pulvérisé la performance attendue. Mieux, elle a découvert une différence de taille entre les Opaques et les Transparents : les Opaques ont nettement plus triché que les Transparents, les premiers affichant des gains 28% supérieurs à la normale et les seconds, 10% supérieurs.
Puis, la chercheuse a regardé la manière dont ils s'y sont pris pour tricher. Là encore, les comportements ont divergé : les Opaques ont triché sur tous les jets de dés, sauf ceux qui affichaient le 6; les Transparents n'ont triché que sur les jets de dé qui donnaient 3.
Autre constat : les participants honnêtes des Transparents prenaient en moyenne 11 secondes pour jouer un coup, alors que les participants honnêtes des Opaques avaient besoin en moyenne de 17 secondes. Un écart considérable de 6 secondes. Pourquoi cela? «Vraisemblablement parce qu'être honnête quand on sent qu'on peut tricher sans être repéré demande plus de réflexion que lorsqu'on sait qu'on peut se faire surprendre», avance la chercheuse dans son étude.
Maintenant, on peut retenir les deux enseignements suivants de cette expérience :
> Plus on évolue dans l'ombre, plus on est porté à tricher.
> Plus on évolue dans l'ombre, plus l'ampleur de la tricherie est élevée.
À cela s'en ajoutent deux autres :
> Ce qui retient de tricher, c'est en partie le regard des autres.
> Ce qui retient de tricher, c'est surtout le regard que l'on porte sur soi. Autrement dit, l'opinion que nous avons de nous-mêmes.
«Tout règlement, quel qu'il soit, devrait tenir compte des conséquences personnelles d'une éventuelle tricherie. Car si l'opinion que le tricheur a de lui-même peut en être amochée, alors celui-ci y réfléchira à deux fois avant de passer à l'acte», résume la chercheuse de l'Université catholique de Louvain. Bref, il n'y a pas de meilleur frein à la tricherie que… soi-même.
Enrayer la tricherie au sein d'une équipe est par conséquent chose aisée. Il ne faut surtout pas tenter de durcir les règles et les punitions qui vont avec, en se disant que cela va freiner les ardeurs de ceux qui seraient tentés de tricher. Non, car cela ne les freinera guère. L'idéal est, au contraire, de faire peser un poids énorme sur la conscience du tricheur qui serait passé à l'acte. Un poids concernant l'image que les autres ont de lui, mais surtout lié à l'image qu'il a de lui-même. Car ce poids, rares sont ceux qui sont disposés à le traîner derrière eux comme un boulet attaché au pied.
En passant, Marcel Pagnol a écrit dans l'un des dialogues du film Marius : «Si on ne peut plus tricher avec ses amis, ce n'est plus la peine de jouer aux cartes!»
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