BLOGUE. À votre avis, qu’est-ce qui fait qu’un beau jour une personne anodine se transforme en rebelle? Oui, en rebelle, c’est-à-dire en quelqu’un qui va aller par-delà l’opposition au régime en place ou aux idées dominantes, et prendre les armes pour entrer en conflit direct avec les autorités. Un peu comme certains syndiqués de la FTQ-Construction… Et plus prosaïquement, comme quelqu’un qui va déclencher les hostilités avec le chef de son équipe, dans l’espoir de bouter celui-ci hors de l’entreprise…
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Vous avez sûrement une réponse qui vous vient en tête, voire plusieurs réponses. Car vous avez peut-être vécu une telle situation durant votre carrière. De mon côté, j’ai trouvé une réponse fort intéressante dans une étude intitulée Incentives and survival in violent conflicts, signée par deux professeurs d’économie, à savoir Moshik Lavie, de la Bar-Ilan University (Israël), et Christophe Muller, de l’Université de la Méditerranée (France). Cette étude montre surtout que, contrairement à ce que nous a laissé croire James Dean, il n’y a pas de rebelle sans cause…
Ainsi, les deux chercheurs sont partis du constats que les mouvements de contestation se mettaient à pulluler un peu partout dans le monde ces derniers temps et se transformaient parfois carrément en conflits armés voués au renversement du régime en place. Pensons, entre autres, à la Libye et à la Syrie… Et ils se sont demandés comment des êtres rationnels (artisans, ouvriers, agriculteurs,…) pouvaient se muer en farouches guerriers disposés à faire le sacrifice de leur vie dans la lutte populaire contre les autorités. Mystère, a priori…
MM. Lavie et Muller ont d’emblée écarté deux cas de figure : les personnes contraintes et forcées de devenir des rebelles (enfants-soldats,…) ; les mercenaires, dont l’unique motivation est pécuniaire. Ce qui les intéresse – et nous aussi, par la même occasion –, c’est ce qui mène à prendre la décision d’entrer en rebellion.
Après avoir analysé ce qui s’était déjà écrit sur le sujet, ils ont déterminé que trois éléments pouvaient a priori inciter quelqu’un à prendre les armes :
- La cause défendue par les rebelles;
- Les gains promis par le leader des rebelles en cas de victoire;
- Les gains espérés à l’occasion du conflit (pillages, rançonnement de la population,…).
Pour découvrir quels éléments jouent un véritable rôle dans la prise d’une telle décision personnelle, ils ont concocté un «jeu» visant à simuler une guerre civile et appliqué les règles de celui-ci à un individu quelconque, comme vous et moi finalement.
«Considérons une société en conflit. Les individus font partie de deux groupes ethniques distincts, A et B. Les A sont les rebelles. Leur leader a déclenché le premier les hostilités et a fait des promesses aux siens si jamais ils l’emportaient. Chaque individu – qu’il soit soldat ou paysan – se soucie de ses gains, de sa survie et de son patriotisme. Chacun doit décider s’il rejoint les rangs des combattants ou non, et chaque paysan doit décider s’il fait un don ou non aux combattants. Le modèle du jeu tiendra compte de l’impact économique de la guerre civile sur la production économique de la société, et donc sur celle des paysans», stipule l’étude.
De fait, les deux chercheurs considèrent dans leur modèle que la guerre affecte l’économie de la société en question de trois manières différentes :
- Pillages. Les A prennent des richesses aux B de cette manière;
- Survie. La guerre réduit la probabilité de survie tant des soldats que des paysans, et ce, au fur et à mesure qu’elle se prolonge et s’intensifie;
- Patriotisme. Plus le soldat s’identifie à la cause défendue, plus il va être favorable à la poursuite des combats et plus il en ressentira du bien-être (et par suite, plus la guerre et son impact négatif sur l’économie de la société vont perdurer). Et inversement.
Ils ont établi le scénario suivant :
- Un choc économique se produit;
- Le leader des rebelles déclare la guerre et invite les gens à se rallier à lui;
- Le leader des rebelles proclame l’autorisation de se livrer au pillage;
- Les paysans décident à qui ils font des dons (les A ou les B);
- Les rebelles déclenchent les hostilités;
- La guerre se déroule;
- Les richesses sont redistribuées.
Le but de l’opération est d’atteindre l’équilibre, celui-ci étant entendu comme le moment où les décisions des joueurs sont optimales pour eux. «Nous allons procéder à rebours pour effectuer nos calculs économétriques. Nous allons commencer par la fin du scénario et remonter le fil des événements étape par étape, histoire de comprendre ce qui va déterminer le choix optimal d’un joueur à chaque étape. Cela nous permettra de saisir ce qui fait qu’un individu se transforme, ou non, en rebelle», indiquent les deux chercheurs dans leur étude.
Résultat? L’espoir d’engranger des profits personnels grâce à la guerre civile jouent un rôle minime dans la décision de devenir un rebelle. En réalité, les deux vraies motivations sont :
- La volonté de survivre, c’est-à-dire que l’individu considère que sa vie court moins de risque à combattre les armes à la main que de rester les bras ballants à la merci des autorités en place;
- L’identification à la cause défendue par les rebelles.
Par conséquent, la personne qui se transforme du jour au lendemain en rebelle ne le fait pas dans l’espoir de gagner quelque chose pour elle, mais plutôt pour se préserver des abus du régime en place ou pour défendre une vision différente de celle des dirigeants. Et ce, en se battant bec et ongles.
Voilà qui devrait à parler au leader que vous êtes, ou que vous espérez devenir dans un prochain jour… Pas vrai?
Il me semble qu’il est on ne peut plus utile de savoir ce qui peut motiver un vent de tempête contre vous. L’argent ou les salaires, même si cela est souvent présenté comme une revendication, n’est pas le véritable élément déclencheur. Non, les raisons sont plus profondes que cela, et concernent davantage, par exemple, la remise en cause des habitudes de travail que vous avez entamé dans l’optique d’améliorer la productivité des employés, ou bien la remise en question de certains droits acquis que vous souhaitez voir disparaître, au nom de la rentabilité de l’entreprise.
Maintenant, me direz-vous, il serait bon de savoir ce qui peut permettre de retransformer un rebelle en quidam. Oui, d’effectuer le processus de mutation inverse.
MM. Lavie et Muller se sont, bien entendu, posé la question. Ils n’apportent pas ici de réponse claire à ce sujet, mais sous-entendent que si l’on veut diminuer l’esprit de rebellion d’une personne, il convient de jouer sur les éléments déclencheurs du phénomène. Du coup, il peut être pertinent de réfléchir aux raisons profondes du mouvement de contestation auquel vous êtes confronté, et en particulier aux raisons individuelles, des uns et des autres. Si vous découvrez de la sorte un fil conducteur caché, pour ne pas dire inconscient, alors vous détiendrez peut-être un atout non-négligeable dans les négociations à venir. On peut ainsi imaginer qu’il faut aller au-delà des hausses salariales exigées et comprendre qu’offrir une amélioration de la qualité de vie au travail pourrait tout aussi bien donner satisfaction à la plupart des «rebelles»…
Les deux chercheurs mettent cela en évidence par une citation d’Hillary Clinton, la secrétaire d’État des États-Unis, à propos de l’Afghanistan : «Les talibans sont des extrêmistes jusqu’au-boutistes avec lesquels il est impossible de se réconcilier. Cela étant, il y a dans leurs rangs une grande majorité de personnes qui ne sont là que parce que le désespoir les y a poussé», a-t-elle dit en 2009. Comme quoi, il y aurait moyen de réintégrer dans la société afghane nombre de «talibans», si jamais on parvenait à mettre fin à leur «désesepoir»…
Le philosophe latin Sénèque a d’ailleurs lancé dans ses Questions naturelles : «Tirons notre courage de notre désespoir même!»…
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