Le pouvoir. Un terme tabou au travail. Ni vous ni moi, on ne s’aventurerait en effet à se péter les bretelles devant des collègues, en racontant comment on a exercé telle ou telle pression ici et là pour obtenir ce qu’on souhaitait. Non, personne ne jouerait à ça. Ce serait professionnellement suicidaire. Mais soyons honnêtes, qui d’entre nous n’a jamais usé de son ‘influence’ pour décrocher un gain d’importance à nos yeux ? Hein ?
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Voilà pourquoi j’ai envie, aujourd’hui, de vous parler de pouvoir. Vous me connaissez : si le sujet est tabou, c’est qu’il est passionnant ! Et je vais tâcher de vous montrer qu’il devrait être nettement moins tabou qu’il ne l’est à présent. Car le pouvoir prend toujours la couleur qu’on veut bien lui prêter : il peut être rouge sang pour qui a une âme de tyran, mais il peut tout aussi bien être bleu ciel pour qui a une âme de bienfaiteur…
Cette conviction, je l’ai tirée d’un penseur du management que j’admire depuis belle lurette, et qui m’a fait la fleur de devenir l’un de mes amis Facebook : Dan Pink. Cet ex-rédacteur de discours d’Al Gore est l’auteur de bestsellers comme Drive et A Whole New Mind. En 2013 est sortie la version française de l’un de ceux-ci, Convaincre au quotidien (Éd. Transcontinental), dans lequel se trouve un passage fabuleux, intitulé Augmentez votre pouvoir… en le réduisant ! Je ne résiste pas au plaisir de le partager de ce pas avec vous…
«Au cours d’une étude passionnante réalisée voici quelques années, une équipe de sociologues dirigée par Adam Galinsky, de la Kellogg School of Management de l’Université Northwestern, a sondé la relation entre prise de perspective et pouvoir. Les participants ont été divisés en deux groupes, avec comme seule différence la situation vécue par chacun d’eux immédiatement après l’expérience principale. Les uns avaient réalisé une série d’exercices destinée à leur conférer une impression de pouvoir ; les autres, des exercices destinés à leur faire ressentir de l’impuissance.
«Les chercheurs ont ensuite soumis les deux groupes au test du E (écrire au feutre, sur son propre feutre, le lettre E, sans miroir, ce qui, l’air de rien, n’est pas si facile que ça). Les résultats ont été sans équivoque : «Les participants ayant beaucoup de pouvoir étaient presque trois fois plus disposés à dessiner un E auto-orienté que les sujets dont le pouvoir était faible». En d’autres termes, ceux qui avaient reçu ne serait-ce qu’une petite injection de pouvoir étaient moins susceptibles (et peut-être moins capables) de s’accorder au point de vue de quelqu’un d’autre.
«Maintenant, une petit exercice pour vous. Imaginez que vous allez luncher en compagnie de votre collègue Maria dans un resto chic conseillé par son ami Ken. C’est une catastrophe. Les plats sont mauvais, le service est pire. Le lendemain, Maria envoie à Ken un courriel qui dit ceci : «Le resto était merveilleux, tout bonnement merveilleux». À votre avis, comment Ken va-t-il interpréter ce commentaire ? Jugera-t-il le courriel sincère ou sarcastique ? Songez-y un moment, vraiment, avant de continuer votre lecture.
«Au cours d’une expérience similaire, Galinsky et son équipe ont utilisé une variante de ce scénario pour examiner sous un nouvel angle le pouvoir et la prise de perspective – et ils ont obtenu des résultats semblables à ceux du test du E. Les participants ayant beaucoup de pouvoir pensaient en général que Ken aurait trouvé le courriel sarcastique, et ceux à faible pouvoir prédisaient qu’il l’aurait trouvé sincère.
«Qui a raison ? Probablement le groupe à faible pouvoir. Souvenez-vous : Ken n’a aucune idée de ce qui s’est passé pendant le repas. À moins que Maria soit chroniquement sarcastique, ce que l’expérience ne dit pas, Ken n’a aucune raison de soupçonner que son amie n’est pas sincère. Pour se dire que le courriel de Maria contenait un sarcasme, il lui aurait fallu une ‘connaissance contextuelle privilégiée’ qu’il n’avait pas. Conclusion des chercheurs : «Le pouvoir conduit les individus à s’ancrer trop fermement dans leur point de vue ; ils ne s’ajustent pas assez à la perspective d’autrui».
«Les résultats de ces études, qui font partie d’un corpus de recherche plus vaste, mènent à une conclusion unique : il existe une relation inverse entre pouvoir et prise de perspective. Le pouvoir est susceptible de vous faire perdre la bonne longueur d’onde et de brouiller le signal que vous recevez, de déformer les messages clairs et d’obscurcir les messages plus subtils.
«Si l’on veut comprendre comment faire bouger autrui, cette leçon est d’une importance fondamentale. La capacité d’adopter la perspective d’autrui importait moins à l’époque où le vendeur – qu’il s’agisse d’un vendeur payé à la commission dans une boutique d’électronique ou d’un médecin dans son bureau aux murs tapissés de diplômes – avait toutes les cartes en main. Du fait de son avantage sur le plan de l’information – que celle-ci porte sur la fiabilité d’un radio-réveil ou sur le vécu de patients atteints de la maladie de Lyme –, il était en mesure d’imposer son autorité, voire de manipuler ses interlocuteurs. Au fur et à mesure que cet avantage s’est atténué, le pouvoir qu’il conférait s’est envolé. C’est pourquoi la capacité de faire bouger autrui repose désormais sur une inversion du pouvoir : on doit comprendre le point de vue de l’autre, se mettre à sa place, voir le monde par ses yeux. Or, le faire bien impose de partir d’une position qui nous ferait exclure de l’école de vente ‘ABC’ façon Mitch & Murray : il faut nous dire que nous n’avons pas le pouvoir !
«Les travaux de Dacher Keltner, de Berkeley, et d’autres chercheurs ont montré que les personnes dont le statut est le plus bas sont les plus disposées à envisager une perspective différente de la leur. Si vous avez moins de ressources, explique Keltner, «vous allez davantage vous accorder au contexte qui vous entoure». Cherchez par conséquent à utiliser votre faiblesse apparente comme une force effective. Engagez l’entretien en vous disant que vous êtes dans une position de moindre pouvoir. Cela vous aidera à voir plus exactement la perspective de l’autre partie, puis à la faire bouger.
«Ne vous leurrez pas, cependant. La capacité de faire bouger autrui ne vous oblige pas à devenir défaitiste ou à arborer l’altruisme d’un saint. C’est plus subtil que ça. Cela vous pousse, en vérité, à utiliser votre tête autant que votre cœur.»
Voilà. Une bonne façon d’accroître votre pouvoir au bureau consiste à vous placer mentalement en situation d’infériorité par rapport à votre interlocuteur. Dîtes-vous qu’il va vous falloir suivre ses recommandations, que c’est lui qui va décider de l’issue de la discussion, que son opinion tranchera le débat. Car cela vous permettra de percevoir les choses autrement, d’un autre angle, du sien plus précisément. Et en conséquence, vous serez en mesure d’avoir une meilleure compréhension du sujet abordé avec votre interlocuteur, et surtout une meilleure compréhension de votre interlocuteur : vous saurez dès lors trouver l’argument qui fera mouche, celui qui le motivera franchement à agir pour le mieux.
Attention, l’idée n’est pas de sournoisement manipuler les autres. Loin de là. L’idée est, en fait, de trouver la meilleure solution qui soit au problème auquel vous êtes confronté – à la lumière des connaissances de votre interlocuteur – et d’obtenir que celui-ci embarque à fond avec vous pour le résoudre comme il se doit. Subtil, n’est-ce pas ?
En passant, le philosophe britannique Francis Bacon a dit dans ses Meditationes Sacrae : «Le vrai pouvoir, c’est la connaissance».
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