BLOGUE. Barack Obama a fait une déclaration surprenante, la semaine dernière, mais qui est quasiment passée inaperçue. Dans un entretien accordé à la chaîne ABC, le président des Etats-Unis a assuré qu’il faisait erreur sur erreur. Plus précisément, il a dit : «J’ai constamment des doutes. Je fais des erreurs toutes les heures, tous les jours.» Les médias sont vite passés sur cette déclaration, la mettant sur le compte de l’humilité, voire de la fausse modestie. Mais ils se sont trompés sur ce point : Barack Obama faisait là preuve non pas d’humilité, mais de… lucidité!
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Oui, Barack Obama commet des erreurs. Souvent. Très souvent. Très très souvent. Et il est assez intelligent pour s’en rendre compte, mieux, pour le reconnaître publiquement, et par suite, agir en conséquence. «J’apprends toujours dans ce métier. Je pense d’ailleurs que je suis un meilleur président aujourd'hui que je ne l'étais quand j'ai pris mes fonctions, parce que j’ai gagné en expérience», a ajouté celui qui briguera le 6 novembre prochain un second mandat à la Maison Blanche.
De quelles erreurs parle-t-il? Il ne l’a pas précisé, et les journalistes d’ABC ne le lui ont malheureusement pas demandé à chaud. Mais je suis sûr que, si vous y réfléchissez bien, vous en trouverez par vous-même…
L’important n’est toutefois pas là, à mon avis. Non, il est de manière plus générale dans notre approche de la notion d’erreur : au fond, c’est quoi, une erreur? La définition classique nous dit qu’une erreur est une pensée ou une décision qui n’est pas conforme à la réalité ou à la vérité, et qui de surcroît n’est pas délibérée, car sinon il s’agirait d’un mensonge ou d’une méchanceté. Mais, on sent bien que cette «définition» est insuffisante, car elle recèle beaucoup de flou. Un flou on ne peut plus dangereux, comme je l’ai appris dans une étude passionnante intitulée On error : Undisciplined thoughts on one of the causes of intellectual path dependency et signée par Altug Yalçintas, professeur d’économie de l’University of Ankara (Turquie).
Dans cette étude, M. Yalçintas a adopté une approche historique de la notion d’erreur telle qu’elle était perçue par les philosophes et autres penseurs concernés par les «irrégularités de la pensée». Ainsi, l’erreur a vite été considérée comme une chose à combattre jusqu’à l’élimination, et ça a été à qui trouverait la meilleure manière de s’y prendre pour y parvenir. Un exemple : l’Allemand Friedrich Hegel, qui enseignait la philosophie sous la forme d’un système de tous les savoirs suivant une logique dialectique. Une quoi? Une «logique dialectique», c’est-à-dire une méthode de raisonnement qui tire son origine de l’Antiquité – elle aurait été inventée par le penseur présocratique Zénon d’Élée – et qui repose essentiellement sur les trois étapes suivantes : thèse – antithèse – synthèse. D’après Hegel, cette méthode permettait à tous coups de déceler une erreur, et donc de la supprimer à jamais.
Le hic? Karl Popper a montré que la logique dialectique ne suffisait pas à éradiquer toutes les erreurs. Par exemple, cela ne permettait pas de mettre KO les «pseudo-sciences» et les faussetés qu’elles véhiculent, comme l’astrologie. Le philosophe autrichien a donc décidé de porter un regard différent sur la notion d’erreur, en inventant la «réfutabilité». Grosso modo, cette dernière considère qu’une proposition scientifique ne doit jamais être tenue comme une vérité tant qu’elle est réfutable ; et ce n’est pas parce que différentes expériences tendent à montrer qu’une proposition est vraie qu’elle l’est pour autant.
M. Popper s’appuie, entre autres, sur un cas connu : le cygne noir. Longtemps, les Occidentaux ont tenu pour vrai le fait que tous les cygnes étaient blancs. En effet, partout où ils observaient des cygnes, ils étaient tout le temps blancs. Jamais rien ne contredisait cela. Jusqu’au jour où ils ont découvert l’Australie, et là… des cygnes noirs! La vérité d’hier venait d’être réfutée. En fait, elle était réfutable depuis toujours, mais personne n’en avait conscience. Les Occidentaux vivaient dans l’erreur, alors même qu’ils avaient adopté une approche «scientifique», ou «dialectique», depuis des siècles.
Le logicien hongrois Imre Lakatos a poussé la réflexion de M. Popper un peu plus loin, et considéré que le cœur du problème venait du fait que les scientifiques acceptent mal tout ce qui contredit leurs vérités, au point de réagir en cherchant à s’immuniser contre le danger représenté par les éléments perturbateurs. On peut notamment penser à la réaction de la communauté scientifique face au «E=MC2» d’Albert Einstein…
Par conséquent, il vaudrait mieux percevoir une proposition scientifique, ou une «démonstration» si vous préférez, comme une invitation à la contestation plutôt que comme une vérité absolue. Et donc, prendre conscience que l’erreur en tant que telle n’est pas si facilement destructible que ça, qu’elle est partout, dissimulée là où l’on refuse de la voir.
M. Yalçintas voit là une sorte de myopie généralisée. Les erreurs sont là, sous notre nez, si proches que nous ne les détectons même pas, car protégées dans la zone de flou inhérente à notre système de vision. Une myopie que l’on ferait bien de considérer comme une grave pathologie.
Pourquoi? Parce que même si nombre d’erreurs ne prêtent pas à conséquence (ex. : croire que tous les cygnes sont blancs), il y en a beaucoup malgré tout qui ont des conséquences néfastes, voire gravissimes. À l’image de l’erreur classique de la régression…
Steve Ziliak et Deirdre McKloskey ont fait publier en 1996 dans le Journal of Economic Literature un article intitulé Standard Error of Regression. Dans celui-ci, ils mettaient au jour le fait ahurissant que 70% des études parues dans les années 1980 dans l’American Economic Review confondaient deux notions : la «signification statistique» et la «signification économique» d’un résultat. Et même – encore plus incroyable! –, que 96% des études effectuaient mal le calcul des taux d’erreur des résultats trouvés.
Vous me direz : qu’est-ce que ça fait, ce type d’erreur? Eh bien, il faut savoir que pour valider une trouvaille faite à partir d’un groupe de personnes ou de données, il est incontournable de faire subir aux résultats trouvés des tests de robustesse. L’idée est de vérifier, par exemple, que l’échantillon retenu est assez grand pour être représentatif, que les résultats trouvés ne sont pas farfelus, etc. Or, Ziliak et McKloskey ont montré que, faute d’avoir fait les calculs appropriés, la quasi-totalité des études parues dans les années 1980 dans cette prestigieuse revue d’économie ne sont pas valables! Des études sur lesquelles se sont appuyés d’autres chercheurs et des journalistes, ainsi que des politiciens, pour prendre des décisions «fondées» et «éclairées»…
Pis, Ziliak et McKloskey ont récidivé en 2004, pour constater – ô horreur! – que les économistes n’avaient aucunement tenu compte de leur trouvaille : dans les années 1990, le même type d’erreur a été commis à la même échelle dans la même publication. Oui, ils ont tous refait la même erreur, et avec eux, les politiciens qui les ont écouté pour prendre des décisions «fondées» et «éclairées»… Lumineux exemple de myopie, n’est-ce pas?
Maintenant que nous avons mis le doigt sur le problème – notre myopie face aux erreurs qui nous environnent –, nous devons nous demander comment y remédier. C’est là que M. Yalçintas suggère de commencer par combattre nos petites routines intellectuelles : «Combien d’entre nous ont pour habitude de lire le journal du samedi, le matin, en sirotant son café? Combien d’entre nous utilisent un vocabulaire limité dans la vie de tous les jours? Combien de nous donnent des petits noms d’animaux à son conjoint? Bref, combien d’entre nous usons de raccourcis intellectuels au lieu de chercher sans cesse à faire preuve d’imagination?», lance-t-il en substance dans son étude.
Où veut-il en venir ainsi? Des exemples vous permettront peut-être de mieux saisir… Un amateur de philosophie reconnaîtra en quelques phrases un texte de Nietzsche. Un amateur de musique, un morceau des Beatles, après seulement quelques notes. Un féru de peinture, une œuvre de Vermeer, d’un clin d’oeil. Pourquoi? Parce que notre cerveau fonctionne – par souci d’efficacité – par raccourcis. Il détecte quelques éléments d’une chose et cela lui suffit pour la caractériser, sans avoir à dépenser trop de temps et d’énergie. Idem avec les erreurs : faute de s’attarder un tant soit peu à ce qui nous paraît évident, nous commettons, encore et toujours, les mêmes bévues. En toute inconscience. En toute innocence.
Il nous faut donc être davantage vigilant face à l’évidence. Mais ce n’est pas tout. Il nous faut aussi nous ôter du crâne l’idée que les erreurs, une fois détectées, sont forcément supprimées. Car il ne s’agit là que d’une croyance, et non d’une vérité. Les erreurs, nous ne les supprimerons jamais toutes. Au mieux, nous parviendrons à les faire glisser hors de notre champ de vision. Le drame survient lorsqu’on croit leur compte réglé, alors qu’en réalité elles n’ont fait que se glisser ailleurs dans la zone de flou de notre myopie. «Notre quête de perfection est un leurre dont nous devrions nous méfier au plus haut point», souligne le chercheur turc.
Oui, il nous faut changer notre approche de la notion d’erreur. Il nous faut regarder celle-ci comme une idée protéiforme si redoutable qu’elle saura toujours nous déjouer. Il nous faut apprendre à vivre avec elle, au lieu de sans cesse vouloir la supprimer, par peur du danger qu’on lui prête. Il nous faut l’accepter dans notre vie, à l’image des araignées de nos maisons, que l’on a le réflexe d’écraser, alors qu’elles peuvent nous rendre d’immenses services (mouches, moustiques, etc.). Dès lors, nous apprendrons à en tirer profit, et à véritablement innover…
En passant, l’écrivain britannique Samuel Butler a dit dans ses Carnets : «Il n’y a pas de cause d’erreur plus fréquente que la recherche de la vérité absolue»…
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