S'inspirer des pirates

Publié le 30/05/2013 à 13:43

S'inspirer des pirates

Publié le 30/05/2013 à 13:43

Par Premium

En collaborant avec des organisations pirates, les milieux d’affaires augmenteraient leurs capacités d’innover, de progresser et de découvrir de nouvelles avenues à explorer.

Par Jean-Philippe Vergne, Ivey Business Journal

Plutôt que de se méfier des pirates, les chefs d’entreprise devraient plutôt s’attarder à leurs pratiques. Voici une idée à la fois étonnante et intrigante : les entreprises ont en effet beaucoup à apprendre des organisations pirates ! Depuis la naissance du capitalisme, le piratage a forcé les entreprises à repousser leurs limites, réinventant des industries existantes et donnant naissance à de nouveaux créneaux. À titre d’exemple, les pirates des mers ont combattu les monopoles des compagnies des Indes du 17e et du 18e siècle, obligeant les États à reconnaître la liberté maritime et à la protéger. Cette situation a considérablement transformé l’évolution du commerce international. Dans le même esprit, les organisations pirates qui évoluent dans le cyberespace et qui prônent la neutralité de la Toile contribuent à forger l’avenir de l’économie numérique. Autrement dit, si votre entreprise mise de façon importante sur l’économie en ligne pour générer ses revenus, vous avez tout intérêt à en apprendre davantage sur les objectifs poursuivis par les cyberpirates.###

Défier l’État

Dans le monde des affaires, plusieurs idées novatrices étaient à l’origine considérées comme illicites par la société civile ou déclarées illégales par l’État (voire les deux). Voici quelques exemples de l’apport des pirates. Jusqu’à ce que Napster déclenche une refonte majeure de l’industrie de la musique, les consommateurs pouvaient rarement acheter des œuvres musicales à l’unité. Toute personne intéressée par un seul grand succès devait généralement acheter un album complet de 12 morceaux, pour environ 20 dollars, et perdre son temps à passer outre les 11 autres chansons qui lui plaisaient moins. On peut aujourd’hui affirmé que ce sont les organisations pirates qui ont provoqué l’effondrement du monopole confortable des grands acteurs de l’industrie de la musique.

Dans les années 1990, la distribution de logiciels libres ne faisait pas partie du plan d’affaires de Bill Gates. Ce modèle est pourtant devenu un important moteur de croissance de l’industrie du logiciel (pensez notamment aux applications mobiles). Encore une fois, ce sont les organisations pirates qui ont joué un rôle clé dans la lutte contre la position dominante de Microsoft.

Si vous connaissez des gens qui ont séjourné au Royaume-Uni avant 1967, demandez-leur ce qu’ils pensent vraiment de la BBC, qui était alors la seule station de radio autorisée à diffuser. Ce sont les stations de radio pirates qui ont changé les règles du jeu et mis un terme au monopole de la BBC.

Plutôt que de représenter une menace pour le capitalisme, les organisations pirates montrent la direction que devrait prendre l’économie et révèlent de nouveaux secteurs à développer. Et plutôt que de continuer d’associer le piratage au vol et au vandalisme, nous devons considérer les organisations pirates comme des entités génératrices de normes qui modifient le cours du capitalisme en redéfinissant ses règles. Qui a fait la promotion de la liberté en mer au 17e siècle, en luttant contre les monopoles des États qui exigeaient des droits de propriété sur les routes maritimes ? Les pirates. Qui a contribué à libéraliser les ondes en combattant le monopole d’État de la BBC au Royaume-Uni ? Les stations de radio pirates. De nos jours, que veulent exactement les organisations de cyberpiratage comme Wikileaks ou Anonymous ? Elles réclament un cyberespace ouvert, neutre, respectueux de la vie privée, qui soit considéré comme la propriété commune de toute l’humanité, plutôt que comme un territoire à conquérir par des États concurrents qui se le partageraient.

Voici une prédiction : le voyage dans l’espace et l’industrie minière spatiale deviendront les segments de l’heure d’ici quelques décennies. Comment peut-on le savoir ? C’est en analysant et en comprenant mieux les activités des organisations pirates que les entrepreneurs peuvent percevoir les changements à venir dans le capitalisme et la manière dont ils se feront. Et certains entrepreneurs appliquent déjà cette stratégie. C’est le cas du fondateur de Google, Larry Page, de l’ingénieur en chef de la division logicielle de Microsoft, Charles Simonyi, et de quelques autres investisseurs qui ont annoncé, en 2012, qu’ils finançaient Planetary Resources, une nouvelle entreprise d’exploration spatiale qui a pour objectif d’extraire les ressources naturelles des astéroïdes. Le plus important risque auquel leur entreprise est confrontée n’est pas technologique, mais bien normatif.

Comment une organisation privée peut-elle légitimement réclamer des droits d’exploitation de ressources souterraines d’astéroïdes ? Au 17e siècle, fortes de leur monopole, les compagnies des Indes orientales ont réclamé des droits de propriété sur les routes maritimes qu’elles avaient découvertes. Quelques décennies plus tard, après de multiples assauts des pirates, la plupart de ces routes ont été déclarées « eaux internationales », un territoire commun à toute l’humanité que ni les gouvernements ni les organisations privées ne pouvaient s’approprier.

Pour le moment, Planetary Resources profite d’un vide normatif et cela, Charles Simonyi et Larry Page le savent bien. Les seules règles existantes qui régissent l’activité économique dans l’espace ont été établies par le Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique des Nations Unies (1967), qui empêche « l’appropriation par droit de souveraineté », mais qui ne prévoit rien en ce qui a trait à l’appropriation économique par des entités privées. Si certaines organisations en venaient à violer l’esprit du traité, qui considère les corps célestes comme un « héritage commun à toute l’humanité », nous pourrions assister à une montée des organisations activistes – autrement dit, des pirates de l’espace –, qui tenteront de modifier les règles du jeu. Cela s’est produit par le passé, et en fait, c’est arrivé chaque fois que le capitalisme s’est étendu à de nouveaux territoires (par exemple, les mers, les ondes radio ou le cyberspace).

Définir leurs territoires

Les organisations pirates représentent des points tournants dans l’histoire du capitalisme : chaque fois que celui-ci réalise une percée dans un nouveau territoire, quel qu’il soit, des pirates surgissent pour s’opposer aux tentatives de monopoles pour le contrôler. Par défaut, les nouveaux territoires ne font pas encore l’objet de règles consensuelles, et leur découverte soulève des questions quant à la légitimité de leur utilisation, de leur contrôle, de leur propriété et du partage des profits qu’ils permettent de générer. Les monopoles sont des organisations centralisées, contrôlées dans une large mesure par un État souverain, sur lequel ils comptent pour préserver leurs privilèges. Le contrôle direct et centralisé par l’État rend attrayante la formule du monopole pour établir de nouvelles normes dans le territoire encore partiellement inexploré : en pareil cas, il n’y a pas de troisième intervenant avec qui lutter pour définir ces normes.

Les États souverains ont toujours joué un rôle primordial dans l’élaboration de telles règles, mais des organisations pirates se manifestent chaque fois pour contester les ententes existantes et pour proposer des normes alternatives. Ainsi, que se passe-t-il quand le gouvernement iranien tente de mettre sur pied une agence centralisée qui aurait le contrôle exclusif d’Internet et convertirait le cyberespace en une sorte d’intranet aux frontières nationales ? En quelques jours, les organisations pirates, représentées par des collectifs comme Anonymous, répliquent en attaquant les sites Web du gouvernement pour se faire entendre, obligeant l’État à reculer.

Les sociétés privées sont également des cibles potentielles. Quand ils ont estimé qu’elles dérogeaient aux attentes de la société civile en ce qui touche à la nature du cyberespace, les cyberpirates ont attaqué des firmes comme Sony, MasterCard et Paypal. Les nouveaux développements en génétique ont ouvert la voie à des piratages dans des domaines comme la biotechnologie, les industries pharmaceutique et agricole. Des sociétés comme Monsanto, qui a prétendument pillé le matériel génétique considéré comme un patrimoine mondial en se l’appropriant par l’obtention abusive de brevets, ont subi les foudres des pirates, qui ont publié les noms d’employés, saboté les serveurs de courriels et mis hors ligne les sites Web des entreprises visées. À mesure qu’on décortique davantage l’ADN, les prétentions à la propriété des gènes se multiplient, mais il n’existe toujours pas de consensus quant à la façon de déterminer comment les gouvernements ou les organisations privées pourraient légitimement faire des profits en exploitant une telle appropriation.

Leçons à tirer

1. Les problèmes les plus importants de notre époque, comme les changements climatiques, l’épuisement des ressources naturelles ou le respect de la vie privée, concernent l’ensemble de la société et devraient être traités comme tels. Cela signifie qu’il ne suffit plus d’être chef d’entreprise. Les gestionnaires doivent adopter une vision globale et devenir des leaders de l’industrie. Les dirigeants compétents doivent comprendre qu’il n’y a aucun avantage à long terme à exploiter constamment des industries illégitimes. Autrement dit, une entreprise ne peut espérer réaliser des profits durables dans une industrie qui n’est pas régie par des normes viables. Seules les industries obéissant à des règles qui font consensus, acceptées par l’ensemble de la collectivité, permettent d’enregistrer des profits à long terme. Pour qu’une entreprise soit prospère, elle doit évoluer dans une industrie dont les normes créent de la valeur pour l’ensemble de la société. Et pour afficher leur leadership, les dirigeants doivent collaborer au processus d’élaboration des normes globales sous-jacentes à la survie de leur industrie. Pour y parvenir, ils doivent d’abord reconnaître que leurs concurrents sont leurs meilleurs alliés pour définir les règles du marché, puisqu’ils ont tout intérêt à ce que leur industrie soit durable.

2. Sachez reconnaître la part de l’ombre. S’il existe une opposition marquée aux activités de votre firme ou de votre industrie, il se pourrait que vos actions soient répréhensibles. Parlez à vos ennemis, plutôt que de tenter de les envoyer en prison.

3. N’intentez pas de poursuite contre vos propres clients. Plusieurs sociétés ciblées par les organisations pirates, de Monsanto à Sony Music et Universal Pictures, ont entrepris des poursuites contre certains de leurs clients (parfois par l’intermédiaire des associations de leurs industries, ce qui nous renvoie au point 1 ci-dessus). Les stratégies d’affaires obéissent parfois au simple bon sens : si vous poursuivez vos clients cibles, vos chances de survie à long terme diminuent considérablement.

4. Faites un pacte avec le diable (et ne soyez pas diabolique). Il est parfois profitable pour des entreprises de s’allier, de manière tacite et temporaire, avec des organisations pirates qui contribuent à l’émergence d’occasions d’affaires. Bien que parfois suspectée d’une tendance au monopole, Google a tout intérêt à harmoniser ses positions à celles d’Anonymous, quand cette organisation défend des principes compatibles avec sa stratégie commerciale (par exemple, les protestations contre les droits d’auteurs des cyberpirates s’harmonisent parfaitement aux visées de Google de numériser tous les livres jamais publiés sur Terre). Cependant, Google a également conclu une alliance stratégique avec l’Agence de sécurité nationale des Etats-Unis pour trouver les sources des cyberattaques perpétrées contre les comptes Gmail.

5. Ne freinez pas le progrès. Si votre entreprise compte de manière abusive sur des pratiques de type monopolistique, comme les contrats d’exclusivité à long terme, les brevets, le verrouillage numérique (gestion des droits numériques) ou les normes délibérément incompatibles, cela ralentira la diffusion du savoir et l’innovation. Si vous avez de la chance, cela ne fera que réduire vos profits – il suffit de comparer la récente évolution des technologies et des ventes du BlackBerry OS, un logiciel protégé, à celles du logiciel ouvert Android OS. Si vous avez moins de chance, les organisations pirates vous montreront leur force (pensez à Napster), ayant toujours une longueur d’avance et se montrant plus futées, sans vous verser le moindre sou.

Bref, rappelez-vous l’attitude des grandes maisons de disques, qui n’ont suivi aucuns de ces conseils à la fin des années 1990. Elles n’ont pas compris que leurs concurrents directs étaient aussi leurs meilleurs alliés (leçon no 1), choisissant de ne pas regrouper leurs immenses catalogues de chansons pour créer une source centralisée d’achat en ligne de pièces musicales. Elles ont plutôt décidé de blâmer les soi-disant pirates pour la diminution de leurs revenus, sans jamais admettre leurs responsabilités (leçon no 2). Suivant ce raisonnement, elles ont entamé des poursuites contre leurs clients, après les avoir traités de pirates (leçon no 3). Elles n’ont pas fait de pacte avec le diable (qui, à l’époque, s’appelait Napster), misant plutôt sur la Recording Industry Association of America (RIAA) pour mettre en œuvre une stratégie douteuse : ne rien faire et s’en tenir à un plan désuet (leçon no 4). Bien sûr, cela a ralenti la diffusion de contenus créatifs et des innovations technologiques qui permettaient d’y accéder, comme les lecteurs de musique portatifs (leçon no 5). Les grandes maisons de disques ont même cru que les iPod et iTunes d’Apple étaient des partenaires de distribution dignes de confiance, auxquels elles pouvaient confier leur catalogue, parce qu’Apple n’était pas un concurrent direct (l’entreprise vendait des ordinateurs, pas de la musique). Apple a exploité la norme cruciale que l’organisation pirate Napster avait imposée : le fait que dans l’industrie de la musique, l’unité pertinente de gestion des stocks n’était plus l’album, mais bien la chanson elle-même. Le reste de l’histoire est connu : des six grandes maisons de disques qui existaient en 1998, il n’en reste plus que trois en 2013.

Tout le monde aime les esprits rebelles, c’est pourquoi le concept du pirate a tant d’attrait dans notre société et dans notre culture populaire : les pirates repoussent les limites, explorent et créent de nouveaux territoires, et ils sont dangereusement innovateurs. En s’inspirant des organisations pirates, en les surveillant de près et en collaborant avec elles pour innover, progresser et découvrir de nouveaux territoires vierges, les entreprises ne se feront plus surprendre par des circonstances, souvent temporaires et axées sur la confrontation.

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