Mode d'emploi pour un monde sans emploi


Édition du 07 Mai 2016

Mode d'emploi pour un monde sans emploi


Édition du 07 Mai 2016

Par Diane Bérard

[Photo : Shutterstock]

Le salariat recule. Nous sommes à l'ère du travail indépendant et de la marchandisation de soi. Qui gagne ? Qui perd ? Entreprises, travailleurs, gouvernements, quelles sont désormais les responsabilités de chacun ?

«L'emploi est un phénomène du 20e siècle», rappelle le Britannique Jon Husband, auteur de Wirearchy, un ouvrage qui explore le futur du travail. Le salariat, et le contrat social qui s'y rattache, ne remontent qu'à la Seconde Guerre mondiale, ajoute-t-il. La relation employés-employeurs a connu quelques décennies glorieuses jusqu'à ce que la financiarisation de l'économie s'en mêle. Licenciements, rationalisations et fusions ont affaibli ce contrat. Les progrès technologiques ont fait le reste.

Le recul du travail salarié est un phénomène planétaire, souligne le Forum économique mondial. D'ici 2020, les 15 économies avancées et émergentes les plus importantes auront créé 2 millions d'emplois... mais en auront aussi éliminé 7 millions.

D'abord, les cols bleus. Aujourd'hui, les cols blancs, à mesure que l'intelligence artificielle et les algorithmes insufflent aux machines une capacité de réflexion et de prise de décision.

Le recul du salariat touche les entreprises et les chercheurs d'emplois. Mais il a aussi une incidence sur le secteur immobilier et l'urbanisme. Sur les gouvernements. Sur le secteur de la formation. Les Affaires explore ces impacts.

Le travail salarié recule, mais pas nécessairement le travail lui-même. Les électrons libres se multiplient : télétravailleurs, auto-entrepreneurs, consultants. Aujourd'hui, 40 % des travailleurs américains sont indépendants. D'ici cinq ans, les États-Unis compteront plus d'électrons libres que de salariés, prévoit le cabinet français de recherche marketing MBO. En 2015, 13,7 % des Québécois étaient travailleurs autonomes. Une augmentation de 3,4 points de pourcentage par rapport à l'année précédente.

Les entreprises entretiennent une multitude de liens avec leur main-d'oeuvre. «Ce n'est pas tout ou rien, précise Debbie Baxter, vice-présidente, immobilier, chez Deloitte. Il y a encore des employés, au sens classique du terme. Nous approchons toutefois le point de bascule où l'hétérogénéité des formules de travail sera la norme.»

Quels impacts pour les entreprises ?

Des bureaux vides

Dans la plupart des entreprises, l'espace de travail est occupé de 40 % à 60 % du temps. Certains choisissent de sous-louer leur espace excédentaire. D'autres déménagent dans des lieux plus petits. D'autres encore redéploient l'espace pour transformer des bureaux en aires communes ou en salles de réunion. «C'est un défi, reconnaît Debbie Baxter. Il restera toujours des employés qui auront besoin d'un bureau fixe, pour des raisons de sécurité ou d'accès à des ressources qui n'ont pas encore été numérisées, par exemple. Il faut tenir compte des besoins des travailleurs sédentaires et de ceux des travailleurs nomades.»

Une main-d'oeuvre à mobiliser

À ces défis logistiques s'ajoutent des défis humains. Éblouis par les promesses de libe rté de la fin du salariat, nous avons sous-estimé l'importance de la socialisation, souligne Sara Horowitz, fondatrice de la puissante Freelancers Union. Cette association américaine de travailleurs indépendants compte plus de 300 000 membres. Elle leur donne accès, entre autres, à des services d'assurance. «Les travailleurs sont seuls, terriblement seuls», dit Sara Horowitz.

Les interactions entre les individus importent pour les individus, mais aussi pour les entreprises. «Les contacts au sein de la main-d'oeuvre rendent les entreprises plus productives», affirme David Jones, directeur de l'Office Envisioning Lab, de Microsoft, qui se penche sur le futur du travail. Il cite la Bank of America qui a décidé de permettre aux employés de son centre d'appels de prendre leur pause-repas en même temps plutôt qu'à des heures différentes. Résultat : le temps de règlement de chaque appel a diminué, car les employés ont échangé des trucs pendant le repas.

«Les gens ont besoin d'interagir entre eux, qu'ils soient salariés ou indépendants, poursuit David Jones. Même avec une main-d'oeuvre indépendante, les entreprises doivent trouver comment combler ce besoin.»

Les outils d'aide à la gestion de carrière

Le recul du salariat pose aussi un défi de mobilisation. Caroline Jost parle de «réconcilier les employés désengagés». La jeune femme a travaillé pendant plusieurs années aux ressources humaines chez Rio Tinto Alcan. «Les mutations du travail remettent l'accomplissement professionnel entre les mains du travailleur, explique Mme Jost. Mais il ne sait que faire de cette autonomie. Les entreprises non plus.» D'où l'idée d'Innership, une firme cofondée par Caroline Jost et Thomas d'Hauteville. Cette société montréalaise lance une application qui accompagne le travailleur à travers les transitions professionnelles : rôle de gestion, lancement d'une entreprise, gestion de projet, préparation à la retraite, etc. Elle compte parmi ses clients québécois Radio-Canada, l'Université McGill, Sanofi et Carrefour à l'étranger.

«Le recul de salariat et la montée de l'intrapreneuriat nous rendent acteurs de notre développement professionnel», poursuit Caroline Jost. Innership comble à la fois le besoin des travailleurs et celui des organisations. L'individu apprend à se connaître en explorant ses aspirations. L'application lui permet d'inviter ses proches à l'encourager, à le mettre au défi ou en relation avec des ressources ou des individus qui peuvent l'aider à développer son projet ou à structurer sa pensée. «Ça donne des regards croisés et bienveillants sur nos aspirations professionnelles», résume l'entrepreneure.

L'entreprise, quant à elle, peut utiliser Innership en soutien à sa stratégie. Imaginons qu'elle souhaite favoriser l'innovation ou développer une relève de gestion, elle peut acheter le parcours thématique s'y rattachant. Le parcours générique d'Innership est gratuit. Les parcours thématiques coûtent de 50 $ à 70 $ par employé.

Quels impacts pour les travailleurs ?

La fin du salariat marque-t-elle l'affranchissement des travailleurs ou une nouvelle forme d'exploitation ? L'un et l'autre. En 2003, l'auteur de science-fiction William Gibson a lancé «le futur est déjà là, et il n'est pas distribué également». Gibson évoquait l'accès inégal à Internet. Aujourd'hui, c'est l'accès au travail qui est inégalement distribué, dit le Néo-Brunswickois Harold Jarche, formateur en développement de connaissances. Tout le monde n'a pas les outils nécessaires pour répondre à la constante marchandisation de soi qu'exige le nouveau marché du travail. Les générations précédentes obtenaient leur diplôme avec près de 100 % des compétences requises pour accomplir leur travail. Aujourd'hui, on s'en tire avec à peine 50 %. Comment apprendre le reste ?

Se former tout au long de sa vie

À partir de Sackville, au Nouveau-Brunswick, Harold Jarche a développé le cours en ligne PKM (Personal knowledge mastery). Ce programme de six semaines accueille des cohortes de 10 à 15 personnes à la fois. Les participants, venus des quatre coins du globe, apprennent à s'adapter à un monde réseauté. PKM est utilisé dans 12 universités et au National Health Service, en Grande-Bretagne.

«Nous devons développer l'apprentissage social, insiste le formateur. Vous n'êtes plus votre diplôme ni votre titre. Vous êtes votre réseau. Vous apprenez par l'intermédiaire des autres.» Harold Jarche évoque le concept de réseau d'échange de valeurs, qui apporte à la fois des retombées tangibles (des contrats) et intangibles (des connaissances).

«Notre vie professionnelle devient une série de boucles d'apprentissage, illustre Paul Bennett, directeur de la création chez Ideo, une entreprise californienne icône du design. Une succession de tâches que l'on fait, puis que l'on cesse d'accomplir. L'apprentissage n'est plus une question d'âge. Mon conjoint, qui a 66 ans, en est à sa quatrième carrière.» Depuis plusieurs années, elle dessine non seulement des objets, mais aussi des services et des expériences, notamment dans le secteur de l'éducation.

Bâtir sa réputation sans employeur

Se former est une chose. Mettre en valeur son expertise en est une autre. Comment bâtir sa réputation lorsqu'on navigue d'un contrat à l'autre, d'un client à l'autre ? Comment «transporter» sa réputation avec soi ?

L'entrepreneur espagnol Juan Cartegena a lancé la plateforme Traity pour résoudre ce problème. «Nous avons imaginé une sorte de cote de crédit civil, qui rassemble toutes les étoiles accumulées dans vos différentes interactions professionnelles et personnelles», explique celui qui est passé par l'accélérateur américain 500 Startups. Chaque profil contient trois catégories d'informations : des données factuelles, des renseignements sur votre comportement et des références. Celles de vos clients autant que de vos amis ou de vos hôtes Airbnb. Traity, qui se trouve à Madrid, négocie, entre autres, avec l'assureur Axa afin qu'il utilise sa plateforme pour élaborer les soumissions destinées aux travailleurs indépendant

Quels impacts pour les gouvernements ?

On aura beau développer des outils comme Traity et Innership ou des cours comme PKM, la fin du salariat marque tout de même la fin des avantages sociaux liés à l'emploi. Comment les remplacer ? Est-ce le rôle du gouvernement ? Non, répond Sara Horowitz, de la Freelancers Union. «C'est celui des associations comme la nôtre, estime-t-elle. C'est le nouveau mutualisme.» Et les syndicats ? «Ils ont été construits pour défendre les salariés, répond Benjamin Tincq, cofondateur de l'organisme français OuiShare, spécialiste de l'économie collaborative. Pour soutenir les travailleurs indépendants, ils devront revoir leur positionnement et leur fonctionnement.»

Et le gouvernement ? Il doit accompagner le changement sociétal, poursuit Sara Horowitz. Permettre aux nouveaux acteurs, comme la Freelancers Union, de bénéficier de conditions facilitantes. «Le nouveau filet social sera bâti par le marché, insiste Sara Horowitz. Par des organisations qui collecteront des revenus et dispenseront des services aux travailleurs.»

Une solution : établir un revenu minimum garanti

Les gouvernements ne sont pas pour autant dédouanés de toute responsabilité. Leur intervention se dessine sous les traits du revenu de base, aussi appelé revenu minimum garanti. Tous les Québécois pourraient, un jour, recevoir un revenu non imposable accordé de façon inconditionnelle par l'État. Le premier ministre, Philippe Couillard, a mandaté François Blais, ministre québécois de la Solidarité sociale, pour étudier la question.

Utrecht, aux Pays-Bas, teste le revenu minimum garanti. La Finlande se prépare pour 2017. L'Ontario y songe. Ce regain d'intérêt est lié, entre autres, à la baisse du salariat. «Nous devrons désormais nous former tout le temps, souligne Alexandre Bigot, cofondateur du mouvement Revenu de base Québec et connecteur OuiShare Québec. Ou encore retourner aux études. Certains se lanceront en affaires. Le revenu de base pallie ces périodes creuses.» Cette allocation permet aussi de reconnaître la contribution de ceux qui se trouvent à la marge du salariat, comme les bénévoles et les femmes au foyer. Reste la lutte à la pauvreté. La croissance des inégalités stimule aussi l'intérêt pour un revenu de base. La gauche y voit une mesure de lutte à la pauvreté. La droite, un outil de contrôle des dépenses. «Il reste beaucoup de tests à effectuer», tempère Alexandre Bigot

Non, ce nouveau monde du travail n'est pas simple. On a trop tendance à le simplifier, constate Andreas Raptopoulos, fondateur de Matternet, spécialiste californien du transport par drones. «J'habite à Silicon Valley, dit-il. Ici, on se croit le centre du monde. Mais la réalité des travailleurs nomades de Silicon Valley est-elle vraiment en train de devenir celle de tous les travailleurs ? Jusqu'à quel point ce modèle va-t-il se généraliser ? Il y aura toujours des gens qui auront besoin de hiérarchie, des gens qu'il faudra protéger, des gens qui ne voudront pas, ou ne pourront pas, tout donner au travail.»

Louise Guay, présidente du Living Lab de Montréal.

Le travail et la ville : le réseau Interlieux

«Le travail était un lieu. C'est devenu un ensemble de tâches que l'on peut accomplir n'importe où», dit Louise Guay (sur la photo), présidente du Living Lab de Montréal. Ce laboratoire d'innovation ouverte s'intéresse, entre autres, au futur du travail. Il propose de déployer au Québec un réseau pour nomades numériques, les Interlieux. Ceux-ci pourront être réservés à distance à l'aide d'un téléphone, et les serrures seront gérées par l'infonuagique. Les Interlieux contribuent au nouvel urbanisme et à la mobilité. Living Lab de Montréal compte réaliser deux projets-pilotes d'Interlieux en 2016. «Même le transport collectif ne suffit plus à régler les problèmes de congestion, souligne Louise Guay. Réfléchir à l'avenir du travail nous amène à repenser comment on organise nos journées, nos vies et nos villes.»

Trepalium, une série de travail fiction qui donne froid dans le dos

Imaginez une ville dont la population est séparée en deux par un mur. D’un côté, la Zone, avec 80 % de chômeurs, de l’autre, la Ville, hébergeant 20 % d’« actifs ». Le mur protège les 20 % d’actifs – terrifiés à l’idée d’être licenciés faute de performances suffisantes – des 80 % de «zonards» – qui rêvent d’un emploi. Des « activistes » de la Zone passent un accord avec la Ville. Ils libèrent le ministre du Travail, retenu en otage depuis un an. En échange, la Ville fournit du travail à 10 000 zonards, qui franchiront matin et soir un poste de contrôle (check-point) pour travailler en ville. C’est le propos de la série télévisée française Trepalium, présentée sur la chaîne Arte en février 2016. L’avenir du travail dans ce qu’on peut lui concevoir de plus sombre. Les producteurs de Trepalium réalisent de courtes séries de ce type, en six épisodes. Chaque série transpose un symptôme du monde d’aujourd’hui dans un monde de demain. Pour leur prochaine série, les créateurs de Trepalium planchent sur le thème du vieillissement. Ils sont en train d’imaginer un monde où il est possible de rester jeune très, très longtemps.

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