Les yeux grands fermés

Publié le 07/05/2010 à 13:15

Les yeux grands fermés

Publié le 07/05/2010 à 13:15

Par Premium

Quand des intérêts personnels sont en jeu, nous avons tendance à recourir à une analyse subjective des faits qui favorise les conclusions qui nous avantagent.

Sans même s’en rendre compte, les dirigeants d’entreprise encouragent régulièrement les manquements à l’éthique au sein de leur organisation. C’est le cas quand un gérant exhorte ses subordonnés à « ne reculer devant rien » pour atteindre les objectifs de vente ou de production, ouvrant ainsi toute grande la porte aux comportements déloyaux ou moralement répréhensibles; quand une société transfère sa production à des sous-traitants étrangers pour réaliser des économies de coûts (main-d’œuvre bon marché, normes environnementales moins contraignantes, etc.) ; ou encore, quand les partenaires d’une firme comptable rappellent aux vérificateurs débutants l’importance de conserver un client, malgré ses pratiques comptables douteuses. Au cours des dernières années, ce laxisme a débouché sur de spectaculaires scandales financiers qui ont coûté des milliards de dollars aux propriétaires, investisseurs et employés de firmes telles Enron, WorldCom et Arthur Andersen.

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Ces fraudes colossales auraient pu être évitées si les dirigeants et les employés de ces entreprises avaient dénoncé les manquements à l’éthique de leurs collè¬gues. Or, des psychologues confirment que même les personnes foncièrement honnêtes (ou qui se considèrent comme telles) peinent à adopter une approche objective face à une situation dans laquelle elles sont parties prenantes : ainsi, s’il est profitable à une personne X de voir Y sous un jour favorable, elle aura du mal à juger objectivement l’éthique des agissements de Y.

Prenons le cas de Barry Bonds : il y a quelques années, cet athlète du baseball majeur a frappé plus de circuits en carrière que Hank Aaron, et cet exploit a été largement salué par les médias. De nombreux amateurs de sport remettent aujourd’hui en question la valeur du record de Barry Bonds, qui aurait consommé des stéroïdes et des hormones de croissance pour améliorer ses performances. Le fait le plus significatif dans toute cette histoire, c’est que ni le commissaire du baseball, ni les Giants de San Francisco, ni l’Association des joueurs n’ont à l’époque ouvert d’enquête, alors même que les changements physiques du voltigeur étoiles étaient spectaculaires. Pourquoi ? Vraisemblablement parce qu’il leur était profitable, du moins à court terme, de fermer les yeux sur la consommation de plus en plus fréquente de dopants dans leur sport.

Autre exemple : la tentation que peuvent avoir les vérificateurs comptables d’accommoder leurs clients. Dans le cadre d’une recherche menée en 2002, on a présenté un scénario fictif de vente d’entreprise à des comptables à qui on avait attribué un rôle précis : vendeur, acheteur, vérificateur du vendeur ou vérificateur de l’acheteur. Leur tâche consistait à estimer la valeur de l’entreprise à partir d’une banque d’informations commune. Aucune surprise: l’estimation des « vendeurs » était largement supérieure à celle des « acheteurs ». On a ensuite demandé aux vérificateurs de fournir une estimation de la valeur réelle de l’entreprise (telle que déterminée par des experts impartiaux), en leur soulignant que leur diligence et l’impartialité de leur jugement seraient récompensées. Or, les estimations des vérificateurs du vendeur ont été en moyenne 30 % plus élevées que celles des vérificateurs de l’acheteur.

Prenons maintenant l’exemple bien réel d’Enron, qui a été impliquée dans une fraude monumentale. Comment la firme Arthur Andersen, vérificatrice de l’entreprise, a-t-elle pu confirmer la bonne santé financière de cette société pendant que les dirigeants cachaient aux actionnaires des pertes s’élevant à des milliards de dollars ? Tout simplement parce qu’Arthur Andersen avait d’excellentes raisons de ne rien voir : en 2001, elle avait touché des honoraires de 25 millions de dollars en frais de vérification et 27 millions supplémentaires en frais de consultation ; elle avait donc tout intérêt à poursuivre une relation d’affaires aussi lucrative.

Comme une grenouille ébouillantée

Des recherches sur la perception visuelle ont montré qu’on note rarement les changements qui s’opèrent graduellement. Dans une de ces études, une personne tenant un ballon de basketball arrêtait des passants pour leur demander des indications. Pendant la discussion, des complices passaient entre les deux et s’emparaient du ballon. À la fin, on demandait aux passants s’ils avaient noté un changement chez la personne avec qui ils avaient parlé : la plupart répondaient par la négative.

De la même manière, des études montrent qu’en matière d’éthique, on ne remarque que les manquements flagrants, et non ceux qui se font petit à petit. Les choses se passent comme dans l’histoire de la grenouille ébouillantée : si on place un de ces batraciens dans un chaudron d’eau bouillante, il en sortira immédiatement, mais si on le dépose dans un chaudron d’eau tiède et que l’eau est chauffée peu à peu, il ne s’apercevra pas du danger et se laissera ébouillanter.

Supposons maintenant qu’un employé d’une grande firme comptable soit affecté à la vérification d’une entreprise réputée. Trois années d’affilée, l’entreprise produit ses états financiers avec diligence et rigueur, et le vérificateur les approuve. Toutefois, la quatrième année, l’entreprise se rend coupable de transgressions évidentes et parfois illégales. En principe, le vérificateur devrait refuser d’entériner ces chiffres et s’abstenir de confirmer, par le fait même, que les états financiers sont conformes aux réglementations gouvernementales.

Examinons maintenant un second scénario : la première année, l’entreprise réussit à contourner la loi sans pour autant la violer ouvertement ; l’année suivante, elle poursuit ses manipulations comptables et commet une infraction mineure ; un an plus tard, elle commet des violations plus graves ; et la quatrième année, elle est prise dans un imbroglio de malversations. Même si le résultat final est le même dans les deux scénarios, il est fort probable que le vérificateur comptable aurait détecté la fraude plus facilement dans le premier cas que dans le second, et qu’il aurait agi en conséquence.

On est bien tous pareils...

L’important, c’est de réaliser que nous sommes tous susceptibles de nous leurrer, comme peuvent le faire certains vérificateurs comptables. Pour vous en convaincre, voici deux cas de figure qui vous permettront d’évaluer le comportement de différents protagonistes.

Scénario no 1: Un chercheur en pharmacologie a établi un protocole clair pour déterminer si des cas cliniques peuvent être retenus ou non dans le cadre de son étude. Or, le temps alloué pour cette dernière est sur le point d’expirer, et il est impossible de repousser l’échéance, faute de budget. Le chercheur découvre par ailleurs que les données concernant quatre patients ont été exclues de l’analyse en raison de problèmes techniques mineurs.

Il se rend compte que s’il inclut ces patients dans sa banque de données, les résultats de son étude seront concluants. Il décide alors de les utiliser ; le médicament est alors approuvé et lancé sur le marché. Mais voilà : peu de temps après, six utilisateurs du médicament décèdent, et la santé de centaines d’autres est affectée…

Scénario no 2: Un vérificateur procède à l’examen des livres d’un important client qui dépense également beaucoup d’argent pour les services de consultation de sa firme comptable. Le vérificateur détecte certaines irrégularités. Il en avise le client, mais ce dernier affirme que ses pratiques comptables sont saines et menace d’interrompre toute relation d’affaires avec la firme si le vérificateur n’approuve pas ses livres.

Le vérificateur accepte de fermer les yeux et encourage son client à changer ses méthodes comptables au cours de l’année suivante. Six mois plus tard, ce dernier est reconnu coupable de fraude et doit déclarer faillite ; cette situation est directement liée aux irrégularités que le vérificateur avait notées mais qu’il avait passées sous silence. Résultat : 1 400 personnes perdent leur emploi.

Question : que pensez-vous du comportement du chercheur et du vérificateur sur le plan éthique? Avant de répondre, prenez toutefois les histoires connexes suivantes en considération.

Scénario no 1a: Un chercheur en pharmacologie a établi un protocole clair pour déterminer si certains cas cliniques pouvaient être retenus ou non dans le cadre d’une étude. Or, le temps alloué pour cette dernière est sur le point d’expirer, et il est impossible de repousser l’échéance, faute de budget. Convaincu que le médicament est sûr et efficace, le chercheur constate qu’il lui suffirait de « fabriquer » quatre données mineures supplémentaires pour valider les résultats de sa recherche.

Il opte donc pour cette dernière solution. Le médicament est approuvé et lancé sur le marché. Il se révèle efficace et profitable, et plusieurs années plus tard, aucun effet indésirable notable n’a été signalé.

Scénario no 2a: Même chose pour le vérificateur comptable, qui remarque et signale certaines irrégularités commises par son client. Là aussi, il accepte de fermer les yeux, mais cette fois, sa décision n’entraîne aucune conséquence funeste.

Imaginez maintenant que vous n’ayez lu que les versions 1a et 2a. Quelle aurait été votre réaction ? Cet exercice a été réalisé par des participants dans le cadre d’une étude. Un des groupes n’a lu que les deux premiers scénarios et un autre a pris connaissance des versions 1a et 2a. C’est le premier groupe qui a porté le jugement le plus sévère à l’égard du chercheur et du vérificateur.

D’autres participants ont fait le même exercice, mais sans que leur soient présentées les conséquences des actes des protagonistes. Résultat : les versions 1a et 2a ont suscité les plus vives critiques.

Il semble donc qu’en matière d’éthique, notre jugement est influencé par les résultats. Et que face à des actes répréhensibles qui n’ont aucune conséquence, nous sommes enclins à faire preuve de clémence.

À cela s’ajoute un autre constat établi par des psychologues : si la victime est identifiable, elle nous est alors plus sympathique et nous sommes donc poussés à juger encore plus sévèrement le responsable de ses ennuis. Inversement, si les agissements peu éthiques d’une personne ne font aucune victime, nous aurons tendance à ne pas y prêter attention.

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