Le pouvoir de la déviance

Publié le 16/04/2012 à 10:48, mis à jour le 18/04/2012 à 10:45

Le pouvoir de la déviance

Publié le 16/04/2012 à 10:48, mis à jour le 18/04/2012 à 10:45

Par Premium

Ils ne suivent pas toujours les règles et vont souvent à contre-courant. Mais leurs idées s’avèrent les meilleures. Et s’il suffisait de les imiter ?

Dans toutes les communautés et dans toutes les organisations, certains individus performent mieux que les autres, tout en ayant les mêmes outils et les mêmes contraintes. On les appelle les « déviants positifs ». Depuis une vingtaine d’années, de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) ont compris l’intérêt qu’il y avait pour l’ensemble d’une collectivité à tirer profit du savoir de ces individus exceptionnels. Quant aux entreprises, elles commencent à percevoir le potentiel de telles stratégies. Jerry et Monique Sternin et Richard Pascale ont consacré l’ouvrage The Power of Positive Deviance: How Unlikely Innovators Solve the World’s Toughest Problems (Harvard Business Press, juin 2010) à l’étude de ces comportements qui favorisent le changement.###

IL Y A TRENTE ANS, LE PHÉNOMÈNE de la déviance positive était connu seulement par les observateurs d’ONG. L’expression désignait les rares individus qui, soumis à des conditions identiques à celles du reste de leur collectivité, avaient résolu un problème que les usages traditionnels de celle-ci ne permettaient pas de résoudre. En 1990, Jerry et Monique Sternin, alors engagés aux côtés de Save the Children dans un programme de lutte contre la malnutrition infantile au Vietnam, ont décidé de tirer profit de la détection de ces déviants positifs pour élaborer un processus de résolution de problème à l’échelle communautaire en collaboration étroite avec la population. Le principe : permettre d’abord à la collectivité de comprendre pourquoi les déviants réussissent là où les autres échouent, avant d’adopter les comportements découverts. Au Vietnam, la bonne santé nutritionnelle des enfants des rares familles « déviantes » était due à un petit ensemble de pratiques inusitées : lavage des mains systématique, fractionnement des portions et cuisson du riz avec son parasite naturel (un petit crabe très riche en calories). En l’espace de quelques mois, la population a adopté ces gestes de manière pérenne, et les résultats ont été meilleurs et plus durables que ceux des nombreuses campagnes humanitaires menées dans la région. Cette première réussite a été suivie de nombreuses autres dans des domaines d’intervention très divers : ceux de l’excision en Égypte, de la lutte contre le sida au Myanmar, de l’abandon scolaire en Argentine, de la propagation d’infections nosocomiales dans des hôpitaux américains... L’approche de la déviance positive est devenue une norme dans les organimes d’action humanitaire et un outil fréquent dans l’établissement des politiques publiques en matière de santé ou d’action sociale. « La déviance positive n’est pas une panacée, précisent toutefois les auteurs. Elle ne présente pas d’intérêt quand le problème est d’ordre uniquement technique. Cependant, c’est une démarche excellente dans des situations difficiles dans un système social complexe, qui nécessitent un changement d’ordre social et comportemental. »

Source d’innovation pour l’entreprise

Le monde de l’entreprise s’intéresse désormais à l’efficience de cette approche, et tente de l’adapter à ses contraintes et à ses enjeux dans des situations jugées désespérées.

LES LIMITES DU MODÈLE DE GESTION VERS LE BAS

Les auteurs rapportent quatre expériences en entreprise : deux laboratoires (Genentech et Merck) qui échouent à faire décoller les ventes de traitements pourtant prometteurs, une banque (Goldman Sachs) désarmée face à l’évolution du marché de la gestion de patrimoine aux États-Unis et un industriel (Hewlett-Packard) qui ne parvient pas à concentrer ses forces vives sur une contrainte technique jugée insurmontable, la surchauffe des processeurs. Le point commun de ces quatre entreprises : elles ont toutes échoué à employer le modèle standard de gouvernance, où le changement est amorcé, piloté et contrôlé d’en haut, à grand renfort de consultants et de présentations PowerPoint qui diffusent les bonnes pratiques. « Dans ce modèle, les leaders ignorent bien souvent que certains individus réussissent là où tous les autres échouent et, s’ils prennent conscience de ce fait, ils ont tôt fait d’actualiser les comportements déviants pour les démultiplier depuis leur poste de commande dans un processus descendant. Ces stratégies suscitent rarement l’enthousiasme nécessaire au changement. »

FAIRE D’UNE ANOMALIE UNE RESSOURCE COLLECTIVE

Le parti pris de l’approche de la déviance positive est en rupture complète avec le modèle traditionnel : « Oui, les processus qui ont favorisé des réussites individuelles peuvent être adoptés par l’ensemble d’une organisation, mais il faut pour cela s’affranchir de repères (le benchmarking) et de pratiques de gestion (la création des bonnes pratiques) qui nous sont familiers depuis des décennies. » Les auteurs lancent un appel au changement radical de perspective : désormais, l’attention sera portée sur les réussites individuelles (comment font-ils ?) plutôt que sur les dysfonctionnements globaux (pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ?). Ils prônent également un déplacement de la responsabilité : le processus de découverte des comportements déviants sera mené par les équipes sur le terrain, tout comme l’élaboration des schémas de démultiplication, et par la suite, la mesure du progrès.

Les clés de la déviance positive

Les auteurs reconnaissent volontiers que leur première expérience de déviance positive était aussi instinctive qu’empirique. Deux décennies de pratique ont ensuite permis de structurer une méthodologie de gestion du changement « par les déviants » en plusieurs phases ; celle-ci est destinée à ceux qui veulent débloquer une situation inextricable ou qui veulent adopter une attitude proactive face au changement.

LA MOBILISATION SUR LE TERRAIN ET LE RECADRAGE DE L’ENJEU

Le modèle de déviance positive fait la part belle à l’opérationnel : la collectivité contrôle l’ensemble du processus de changement. Pour les auteurs, l’approche collective doit commencer loin en amont, dès la phase de définition de l’enjeu. Ils conseillent aux leaders de rassembler des parties prenantes du sujet à traiter, en veillant à ne pas se limiter aux individus directement concernés ni à un seul niveau hiérarchique.

À cette étape, les leaders doivent résister à la tentation de présenter l’analyse du problème « vu d’en haut ». L’exposé de la situation se limitera aux faits concrets, sans amoindrir leur brutalité éventuelle. Le groupe doit pouvoir partager sa vision de la situation de départ et recadrer l’enjeu en fonction de l’expérience personnelle de ses membres. Les acteurs opérationnels sont les maîtres du jeu, jusque dans la définition de ses règles. Les auteurs soulignent l’écart important constaté à maintes reprises entre l’analyse des experts et la réalité telle qu’elle est vécue sur le terrain.

DES OBSERVATEURS DE PRATIQUES « DÉVIANTES »

Le programme idéal de cette première rencontre (la seule dans laquelle le leader jouera un rôle crucial) comporte la présentation du concept de déviance positive qui est soumis à l’assemblée : « Est-il pertinent dans notre situation ? », « Pensez-vous que l’entreprise et vous pourrez en tirer un bénéfice ? » Si le concept séduit, l’étape suivante consiste à lancer l’idée d’une équipe-projet autogérée — la plus ouverte possible —formée d’agents du changement chargés de découvrir les comportements qui favorisent la réussite tout en contournant ou en ignorant des processus communément admis.

LA DÉCOUVERTE DE PRATIQUES HORS NORMES

L’équipe part à la rencontre d’une communauté de pairs pour recenser les pratiques qui leur sont communes et déterminer quels sont les membres hors normes. Cette étape comporte des rencontres individuelles et des groupes de discussion. « Même si ce qu’on y apprend est répétitif, précisent les auteurs, veillez à y faire participer le plus de membres de la communauté possible, et ce, le plus tôt possible. » À cette étape, les responsables de l’organisation pourraient être tentés de faire appel à une expertise externe pour mener le travail d’enquête, mais ce serait risquer d’attribuer le syndrome du not invented here à l’ensemble de la démarche. Le processus de découverte ou de décryptage du comportement déviant sera sans doute long (près de six mois chez Goldman Sachs), mais c’est à ce prix que le groupe visé pourra s’approprier la démarche et les pratiques qu’elle permet de découvrir. Cette étape pourrait aussi être perturbée par les idées reçues.

LE PARTAGE DU SAVOIR DES DÉVIANTS

Une fois cernés, les déviants positifs jouent un rôle actif dans la démarche qui entre dans sa phase la plus cruciale : celle de l’action de la collectivité. Une fois de plus, les leaders seront invités à refréner leur envie de reprendre les commandes pour imposer la vision juste. « Les connaissances livrées à domicile comme une pizza (dans de jolies boîtes, avec les suppléments habituels — concepts, théories, bonnes pratiques et témoignages) sont absorbées par le cerveau, mais non métabolisées dans l’action. L’apprentissage véritable passe par l’osmose et dépend grandement du contexte social. » Les auteurs ont développé le concept d’université vivante qui repose sur une « équipe action » chargée d’un tutorat très concret. Chez Goldman Sachs, l’équipe intégrait un représentant de chaque bureau régional, et a elle-même défini le contenu des séances de formation avant de se lancer dans une tournée de tous les sites pour présenter « en vrai » les pratiques cernées au cours de la phase de découverte. L’adoption des nouvelles pratiques se fait strictement de façon volontaire. La dernière phase prévoit aussi l’élaboration d’un système de mesure et d’analyse du progrès — également aux mains du groupe —, dont les résultats sont rendus publics pour entretenir l’adoption de la nouvelle démarche sur le long terme.

Les auteurs en sont conscients : la déviance positive remet en question les frontières traditionnelles du leadership. « La démarche suppose un renversement des rôles. Les experts deviennent des apprentis, les enseignants, des étudiants, et les figures d’autorité, les catalyseurs d’un changement qui part de la base. Le leader n’est plus un chef expert, mais un chef facilitateur, ce qui est radicalement différent ! Le plus dur sera sans doute d’écouter et de considérer le point de vue d’autrui, de faire confiance à la démarche et à la sagesse du plus grand nombre et d’encourager le groupe à s’exprimer. »

Jerry et Monique Sternin se sont rencontrés à Harvard avant de s’engager aux côtés de Save the Children. Ils sont reconnus comme les pionniers de la « déviance positive ». Auteur, consultant et professeur associé à Oxford, Richard Pascale a observé les époux Sternin lors de nombreuses missions.

TÉMOIGNAGE

Jon Lloyd

Mobiliser le collectif pour réveiller les solutions dormantes

D’après une interview de Jon Lloyd, ancien responsable de projet au Veterans Affairs Pittsburgh Healthcare System (VAPHS) et au Centers for Disease Control and Prevention (CDC).

NOMMÉ RESPONSABLE DE PROJET au Veterans Affairs Pittsburgh Healthcare System (VAPHS) et au Centers for Disease Control and Prevention (CDC) en 2004, Jon Lloyd met en place la méthode de la « déviance positive » pour vaincre le staphylocoque doré résistant à la méthicilline (SDRM), une bactérie qui tue chaque année 20 000 personnes aux États-Unis. Depuis plusieurs années, les hôpitaux avaient mis en place des protocoles d’information et de formation traditionnels, puis appliqué les principes issus du système de production de Toyota pour améliorer les infrastructures et les mesures d’hygiène. Cependant, les résultats se sont avérés peu probants : non seulement ces pro­cessus étaient lents et coûteux, mais les infections par le SDRM avaient à peine diminué de moitié en trois ans, et dans seulement deux unités sur 14. «  Nous étions au pied du mur. Le moment était venu de chercher une solution innovante », se souvient-il. Un article sur l’expérience pionnière de Jerry et Monique Sternin au Vietnam retient alors son attention, et il les invite à venir exposer le concept de déviance positive au VAPHS.

Mobiliser la communauté

Tout le personnel concerné de près ou de loin par la problématique a été convié à cette présentation. « Soit près de 150 personnes qui n’avaient jamais été réunies auparavant : médecins, infirmières, agents d’entretien, aumôniers, raconte Jon Lloyd. Après une période de discussion qui a permis à tous de comprendre le problème posé par le SDRM, il a semblé que la déviance positive était adéquate pour tenter de le résoudre. » Le docteur Ravij Jain, médecin-chef, convoque dès le lendemain une autre réunion pour mettre en pratique le concept de la déviance positive. Un tiers environ des participants initiaux, les plus motivés, y assistent, et certains d’entre eux se portent immédiatement volontaires pour recueillir et analyser les données. Ces volontaires font le tour des unités de soins infirmiers et donnent à chacun l’occasion de répondre à un questionnaire structuré, en vue de comparer les comportements et de cerner les pratiques déviantes positives. Les réponses font alors apparaître de nombreuses solutions dormantes. « Parce que le système de soins de santé est perçu comme défaillant, le personnel était particulièrement enthousiaste à l’idée de chercher et de trouver ce qui fonctionnait bien », souligne Jon Lloyd.

Selon lui, un mot clé permet de rassembler les troupes : « Invitation ! » Autrement dit, savoir adopter avec tous les interlocuteurs concernés une position de facilitateur et non d’expert, se présenter avec des questions plutôt qu’avec des réponses. « Le docteur Ravij Jain a ainsi motivé les effectifs en contact direct avec les patients en leur expliquant que, puisqu’ils faisaient face au problème quotidiennement, ils étaient les plus à même de trouver les solutions. » Des investigations poussées sur toutes les questions d’hygiène mettent ainsi en évidence que, malgré l’impératif d’endiguer la propagation de la bactérie, 50 % des infirmiers seulement et à peine 15 % des médecins se lavent les mains systématiquement en entrant et en sortant des chambres. « Plutôt que de demander pourquoi ils ne le faisaient pas, nous leur avons demandé s’ils pouvaient le faire. Nous avons cerné des obstacles anodins, comme l’absence de savon. Même les intervenants religieux ont été consultés ! « Ils étaient disposés à se laver les mains ou à mettre des blouses et des gants, mais ils ne savaient pas vraiment comment se transmettait le SDRM. Une fois informés, ils ont notamment compris qu’il fallait également bien nettoyer leurs livres entre chaque visite. »

Favoriser l’appropriation des solutions

La déviance positive constitue également un excellent moyen de mener les équipes à s’approprier les solutions… chose qui faisait jusqu’alors défaut dans l’hôpital. Les agents de service avaient des instructions écrites pour le nettoyage des chambres, mais les utilisaient rarement, soit parce qu’ils avaient une compréhension limitée de l’anglais, soit parce que les instructions leur semblaient dépassées. Au cours des sessions d’échange, ils ont demandé des indications précises sur la localisation des bactéries aux infirmiers. Ces derniers ont fait des prélèvements sur diverses surfaces et retranscrit les résultats sous forme de repères colorés sur des photos des lits et des appareils sanitaires des chambres. Hommes et femmes de ménage ont ainsi pu, en une heure à peine, définir les endroits à désinfecter en priorité, tester leur méthode sur une chambre et peaufiner les repères sur le visuel. « Le document final dépassait de loin tout ce que nous aurions pu élaborer. Ils en étaient si satisfaits qu’une copie plastifiée a été affichée dans toutes les armoires à produits d’entretien et sur tous les chariots de nettoyage de l’hôpital. Mais l’essentiel, c’est qu’ils ont cessé de considérer leur travail comme une simple question de propreté, ils se sont perçus comme les membres d’une équipe responsable du contrôle du risque infectieux et s’y sont engagés. » Selon Jon Lloyd, cette appropriation du processus est la clé de sa durabilité : « Les gens ne tournent pas le dos aux solutions qu’ils ont eux-mêmes créées ! »

Jon Lloyd voit dans la déviance positive une méthode applicable à tous les contextes où des changements de comportement sont nécessaires. « L’enjeu est de mieux utiliser les ressources existantes, et plus important encore, d’être à l’écoute de l’expertise que possèdent ceux qui sont en première ligne. » Une approche impossible à mettre en place dans des organisations qui fonctionnent selon un modèle hiérarchique descendant et linéaire, où l’approche des problèmes est « négative » et strictement technique.

Jon Lloyd, un chirurgien, a obtenu son diplôme de médecine à la University of Utah en 1968 et a pratiqué en chirurgie générale et vasculaire pendant 35 ans. À partir de 2004, il a assuré avec succès la coordination d’un projet fondé sur l’approche de la Positive Deviance au sein du Veterans Affairs Pittsburgh Healthcare System (VAPHS) pour lutter contre une infection nosocomiale très résistante.

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