Entrevue: John Rogers, président, CFA Institute

Publié le 07/08/2010 à 00:00

Entrevue: John Rogers, président, CFA Institute

Publié le 07/08/2010 à 00:00

Par Diane Bérard

John Rogers, président, CFA Institute

John Rogers a pris la tête du CFA Institute au plus fort de la crise, en janvier 2009. Son organisme se trouvait dans l'oeil du cyclone. Il compte 100 000 professionnels de l'investissement dans 136 pays. Certains de ses membres se sont retrouvés au chômage. D'autres ont affronté la colère de leurs clients. Bref, le CFA Institute a ramé fort pour offrir à ses membres le soutien et les services dont ils ont eu besoin.

À 48 ans, John Rogers en a vu d'autres. Il a fait carrière pendant 23 ans dans le secteur du placement, dont 13 années en Asie. Du coup, il apporte une perspective mondiale à son organisation, dont près de la moitié des membres vivent à l'extérieur des États-Unis. D'ailleurs, le CFA Institute s'affaire à traduire son code de conduite et de déontologie en arabe, car les locuteurs de cette langue représentent une part croissance du membership. À propos de l'harmonisation des règles mondiales de fonctionnement des marchés, M. Rogers affirme que "de nombreux organismes y travaillent. Cependant, le capital se déplacera toujours vers les marchés les plus efficaces et transparents, là où il y a le moins de friction. Pour moi, c'est la meilleure forme de réglementation".

Nous avons rencontré John Rogers lors de son passage à Montréal, en juin.

Diane Bérard - Avons-nous appris quelque chose de la crise financière ?

John Rogers - Je l'espère, mais l'histoire nous enseigne que nous sommes plutôt enclins à oublier les leçons du passé. Vous n'avez qu'à songer à l'usage inapproprié que les investisseurs et les gouvernements ont fait de l'effet de levier. Évidemment, lorsque vous vous fiez aux apparences en ne tenant compte que des indicateurs comme l'inflation pour évaluer la santé de l'économie, vous passez à côté de la réalité, soit la croissance hors contrôle de l'effet de levier.

D.B. - Vous dénoncez notre tendance à considérer comme normal ce qui ne l'est pas. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

J.R. - Il est toujours dangereux d'affirmer qu'une conjoncture est tellement hors-norme qu'elle exige qu'on l'évalue avec de nouveaux instruments. Rappelez-vous la bulle technologique. Tout à coup, les mesures de rendement traditionnelles pour les entreprises ne tenaient plus. Nous étions supposément dans un "nouveau paradigme", il fallait revoir les règles. C'est ainsi qu'on a accordé de la valeur à ce qui n'en avait pas et accepté des ratios faramineux. Puis, la bulle a éclaté. Avons-nous appris de cette expérience ? Pas du tout. Cette fois, au lieu des entreprises technologiques, c'est l'arrivée de "nouveaux" instruments financiers qui nous a convaincus de changer les règles. Même les agences de notation se sont mises de la partie, accordant des cotes AAA à des produits douteux. Et tout le monde s'est donné le mot pour y croire. On parle souvent de la "sagesse des foules" (wisdom of the crowds), mais il y a aussi la folie des foules !

D.B. - Les marché financiers sont malades : qu'ont-ils besoin pour retrouver la santé ?

J.R. - Les réformes constituent une première étape, mais elles ne suffisent pas. Les marchés financiers en santé tiennent à une combinaison de trois facteurs. D'abord, l'application de la réglementation. Deuxièmement, le système de rémunération des institutions financières doit être établi de façon à faire passer le bien-être du client avant toute chose. Enfin, il faut que les normes soient établies par les organismes financiers et non par le gouvernement ou les entreprises. Et surtout, il faut que ces trois piliers suivent la même logique, qu'ils aillent dans le même sens, ce qui arrive rarement !

D.B. - À quoi ressemble un système financier en santé ?

J.R. - Les banques, les compagnies d'assurance et les gestionnaires de portefeuilles affichent un niveau raisonnable de revenus et de bénéfices. Il est plus avantageux pour les entreprises de recourir au marché des capitaux que de demeurer à capital fermé. Le capital est disponible sur une base constante. Pour les investisseurs, les placements sont plus facilement négociables que dans le marché privé.

D.B. - Comment évaluez-vous la santé du marché financier actuellement ?

J.R. - Plusieurs acteurs ont oublié leur raison d'être. Ils ont encaissé des niveaux de bénéfices déraisonnables et leur poids dans la capitalisation boursière est devenu anormalement élevé. Le secteur financier est là pour faire rouler l'économie, mais il n'est pas l'économie. Nous sommes l'huile qui fait tourner la machine, pas la machine elle-même.

Du côté des entreprises qui utilisent le système financier, le lien entre le risque et l'accès au capital a été rompu. Trop d'entre elles ont eu accès à du financement alors qu'on n'aurait pas dû leur en accorder.

Quant aux investisseurs, les rendements qu'ils ont encaissés étaient impossibles à soutenir. Ils étaient attirants, mais illusoires.

Bref, si l'on considère les trois piliers sur lesquels reposent les marchés financiers en santé, on peut dire que le sommet de chaque pilier s'est effrité au cours de cette crise. Les fondations tiennent toujours, mais il faut reconstruire le sommet au plus vite pour stopper l'effritement.

D.B. - Vos membres se trouvent au coeur de cette crise. Comment l'ont-ils vécue ?

J.R. - Plusieurs ont perdu leur emploi. Ils ont dû chercher du travail, ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps. Notre organisation a dû adapter ses services. Nous avons offert des séances sur la gestion de carrière, la rédaction d'un CV, l'art du réseautage et la relation client. Car, comme les grandes institutions financières ne recrutaient plus, bon nombre de nos membres sont devenus travailleurs autonomes. Tout un changement lorsque vous avez connu la vie dans une grande société.

D.B. - Vous dites que la démocratisation de la finance est venue à la rescousse de vos membres. Comment ?

J.R. - Les employeurs ainsi que l'État remettent de plus en plus la gestion de la retraite entre les mains de leurs employés. Ils disent : "Voici l'argent, choisissez vous-mêmes vos instruments d'investissement." Cela crée des occasions d'affaires pour les conseillers indépendants. D'ailleurs, 30 % de nos membres pratiquent surtout auprès de clients privés.

D.B. - Vos membres font partie des coupables de cette crise. Comment vivez-vous cette responsabilité ?

J.R. - Il ne faut pas tout mettre dans le même panier. La déception et les pertes ne sont pas réparties également chez les investisseurs. Certains ont beaucoup souffert et d'autres moins. Et ceux qui ont souffert avaient un point en commun : le recours à une stratégie d'investissement agressive. Or, notre organisation n'endosse pas pareille stratégie; nous appartenons plutôt au groupe des modérés. Nous ne disons pas à nos membres quels instruments financiers proposer à leurs clients. Nous insistons plutôt sur le fait qu'ils ne doivent, en aucune circonstance, offrir des produits qu'ils ne comprennent pas totalement. Soyons francs, plusieurs produits qui ont mené à des pertes étaient impossibles à comprendre, même pour des investisseurs aguerris.

D.B. - Vous affirmez que les professionnels de l'investissement membres de votre association sont différents. Pourquoi ?

J.R. - Notre code de conduite est très strict. Vous me direz que cela demeure théorique. Dans certains cas, c'est exact. Mais nous avons ajouté un niveau : chaque année, tous nos membres doivent relire le code de conduite et le signer de nouveau. Il est prouvé que chaque fois que vous signez un tel document, ses répercussions sur vos comportements ainsi que votre degré d'implication augmentent.

D.B. - Où s'arrête la responsabilité du professionnel de l'investissement et où débute celle de l'investisseur ?

J.R. - Le professionnel doit établir ce que son client comprend et ce qu'il ne comprend pas. Cela étant dit, le niveau de connaissances en matière financière n'est pas suffisamment élevé dans la société. Cela débute à la maison; les parents doivent enseigner à leurs enfants l'importance de l'épargne, le concept d'intérêt composé, etc.

Les gouvernements auront de moins en moins les moyens de financer notre retraite; il faudra donc veiller nous-mêmes à accumuler suffisamment d'épargne. Cela signifie que plusieurs d'entre nous devront accroître nos connaissances en matière de finance et d'investissement. C'est comme si nous avions tous eu un chauffeur pendant des années. Aujourd'hui, nous n'avons plus les moyens de le garder, alors il faut tous apprendre à conduire et passer notre permis. Pourquoi donc les gens consacrent-ils tant d'efforts à choisir leur médecin de famille et si peu à choisir leur conseiller financier ?

D.B. - Lors de la dernière assemblée du CFA, vous avez affirmé que votre profession peut contribuer à un monde meilleur. Comment ?

J.R. - Nos membres peuvent aider leurs clients à mieux profiter de la vie, tout comme ils peuvent contribuer à faire du marché des capitaux un véhicule de croissance pour l'économie en dirigeant l'argent vers les meilleures idées, les entrepreneurs les plus doués et les recherches les plus prometteuses. Ce n'est pas mal, non ? Évidemment, nous avons découvert que la finance a le pouvoir de détruire aussi bien que celui de créer. C'est une leçon à ne pas oublier.

D.B. - Un débat fait rage au Canada à propos de la création d'une commission des valeurs mobilières unique. Quelle est votre position ?

J.R. - Vous comprendrez que je ne me prononcerai pas. Mais je vous dirai ceci : si vous avez cinq commissions et que chacune suit exactement les mêmes règles, ça va. Si s'enregistrer auprès de l'une d'elles vous garantit automatiquement l'enregistrement auprès des autres, ça va. Sinon, ça ne va pas.

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