La dame de fer de Rio Tinto Alcan

Publié le 01/07/2009 à 00:00

La dame de fer de Rio Tinto Alcan

Publié le 01/07/2009 à 00:00

Elle ferme des usines, réduit les coûts, négocie avec les gouvernements et a survécu à un cancer du sein. Jacynthe Côté a un moral à toute épreuve et une volonté de fer.

Jacynthe Côté est peu connue. Même des milieux d'affaires. Pourtant, elle gère une entreprise dont le chiffre d'affaires est plus élevé que ceux de Bombardier et Quebecor réunis (24 G $), et dont le personnel est aussi nombreux que l'effectif total des 100 PME québécoises les plus importantes (24 000). Peu de Québécois francophones, et encore moins de femmes, ont atteint un tel échelon. À 50 ans, Jacynthe Côté dirige Rio Tinto Alcan (RTA), l'ancienne Alcan rachetée en 2007 par le groupe australien Rio Tinto.

La nouvelle présidente a posé son premier geste le 20 janvier 2009 : l'annonce aux 220 employés de l'usine d'électrolyse de Beauharnois, près de Valleyfield, qu'ils perdront leur emploi cet été. Le ton était donné. Le mandat de celle qui a succédé officiellement à Richard " Dick " Evans le 1er février 2009 ne sera pas de tout repos. Peu de temps après les employés de Beauharnois, c'est au tour de ceux du complexe de Vaudreuil, au Saguenay, d'apprendre qu'ils devront diminuer leur production de 400 000 tonnes, soit l'équivalent du quart de la capacité de l'usine.

L'industrie de l'aluminium traverse une crise sans précédent. Au premier trimestre de 2009, la demande a chuté de 30 %. Les stocks s'accumulent, si bien que le précieux métal, qui se négociait à 3 100 dollars la tonne en juillet 2005, n'en vaut plus que 1 500 aujourd'hui. Au début de 2009, les trois quarts des alumineries du monde n'étaient pas rentables. Le mandat de Jacynthe Côté : réduire de 11 % la production d'aluminium du Groupe et supprimer 1 100 emplois dans les 27 pays où Rio Tinto Alcan possède des alumineries.

L'industrie de l'aluminium, tout comme celle des autres métaux, est cyclique. La stratégie : se serrer la ceinture, voire accepter d'encaisser des pertes, jusqu'à ce que les prix remontent. Cette fois-ci, c'est différent. La récession a accéléré la baisse du prix, surtout en raison des déboires des deux principaux secteurs acheteurs d'aluminium : l'automobile et la construction.

Les alumineries paient aussi pour leurs idées de grandeur. Au cours des trois dernières années, elles ont investi des milliards de dollars pour augmenter leur production, afin de répondre à la demande des pays émergents, surtout la Chine. Peut-on les blâmer, alors que la tonne d'aluminium se vendait plus de 3 000 dollars ? C'est d'ailleurs à ce moment-là que Rio Tinto a acheté Alcan pour 38 milliards de dollars et est ainsi devenue le plus important producteur d'aluminium du monde.

Les temps ont changé. Au premier trimestre de 2009, les activités de Rio Tinto dans l'aluminium ont fait perdre 482 millions de dollars à sa maison mère. " Même les meilleures perdent de l'argent ", affirme Benoît Gervais, gestionnaire de portefeuille en chef du Fonds de métaux précieux Mackenzie Universal. " Plusieurs entreprises sont au bord de la faillite. Il leur faudra beaucoup de chance pour traverser cette tempête. "

Car il y a plus. En règle générale, dans un tel marché baissier, les usines les moins performantes ferment, ce qui entraîne une diminution des stocks et une augmentation des prix. Or, certains nouveaux pays producteurs comme la Chine et la Russie suivent leurs propres règles. " Ils subventionnent des usines qui auraient dû fermer. Cette aide ralentit la reprise, car le marché devra d'abord absorber tous ces stocks avant de retrouver un équilibre ", explique Jean Simard, président de l'Association canadienne de l'aluminium.

Des lingots d'aluminium qui s'empilent, des usines qui roulent à perte et une dette énorme à rembourser en ce qui concerne Rio Tinto : c'est ce à quoi Jacynthe Côté est confrontée. " Aussi bien essayer de vider une baignoire qui déborde alors que les robinets continuent de couler ", dit Louis Hébert, professeur de stratégie à HEC Montréal. Benoît Gervais, lui, est plus direct :" C'est elle qui hérite de la sale job de fermer des usines. "

La principale intéressée ne semble pas accablée outre mesure lorsque Commerce la rencontre au siège social de Rio Tinto Alcan, à Montréal. Bien qu'elle reconnaisse que " c'est le cycle le plus brutal que j'ai connu en 21 ans de carrière ".

Son bureau est sobre et rangé. Hormis les photos de ses trois enfants pratiquant leur sport favori, rien ne retient l'attention. Cette dirigeante passe le plus clair de son temps dans les avions ou sur le terrain à réaliser son mandat. Car Jacynthe Côté n'est pas là par hasard. Elle débute sa carrière comme analyste de procédés à l'usine de Vaudreuil. Peu à peu, elle fait le tour du jardin et gravit les échelons un à un. Elle supervise des salles de cuves, dirige l'usine de Beauharnois, puis celle de Lynemouth, au Royaume-Uni. En 2000, elle revient au siège social pour devenir vice-présidente du développement des affaires de la division Métal primaire, puis vice-présidente aux ressources humaines.

Lorsque Rio Tinto met la main sur Alcan, en 2007, Jacynthe Côté est vice-présidente principale et chef de la direction de la division bauxite et alumine. Pendant que Dick Evans signe l'entente historique qui scelle le sort d'Alcan, elle gère un projet d'expansion de 2,7 milliards de dollars à Gove, en Australie. Un ouragan en force un jour l'évacuation, et les coûts de construction ne cessent d'augmenter. Sa solution : utiliser des modules fabriqués et préassemblés en Asie.

Les plans d'urgence, elle connaît. Lors de la crise du verglas, en 1998, c'est elle qui dirige l'usine de Beauharnois. Des pylônes électriques tombent ; il faut interrompre la production et aider les employés à évacuer. Jacynthe Côté gère la crise tout en planifiant le redémarrage de l'usine.

Cette femme a des nerfs d'acier. " Disons que le stress ne l'empêche pas de dormir ! " blague Paul Tellier, ancien dirigeant du CN et de Bombardier, aujourd'hui administrateur de Rio Tinto. Aussi, lorsque vient le moment de trouver un successeur à Dick Evans, sa candidature va de soi. " Elle avait fait ses classes ", ajoute l'administrateur.

Jacinthe Côté dit avoir appris la résilience de son ancien patron. Or, elle a subi son propre lot d'épreuves. Peu de gens savent qu'il y a huit ans, elle a reçu un diagnostic de cancer du sein. Aujourd'hui, elle est en rémission. Paul Tellier lui-même ne le savait pas. C'est Commerce qui le lui a appris lors de l'entrevue. " C'est son genre, de ne pas en avoir parlé... "

Cycles économiques, hausses des coûts, baisses des prix, ouragans, verglas, cancer... Tout préparait Jacynthe Côté au rôle qu'elle assume aujourd'hui. " Le fait d'avoir vu l'eau couler sous les ponts donne la conviction absolue qu'on peut surmonter les pires difficultés et en ressortir transformé et plus fort... ", dit-elle.

Il faut dire qu'elle a une constitution physique exceptionnelle. Même le décalage horaire n'a aucune emprise sur elle. Du genre à traverser 10 fuseaux horaires en 14 jours, avec une moyenne de sept heures de vol par jour, sans cernes sous les yeux. Elle-même s'explique mal ce phénomène. " Je me considère comme une championne olympique du vol. "

Serait-ce dû à son enfance dans une petite ferme de Normandin, un village de 3 500 habitants au nord-ouest du lac Saint-Jean ? Ou alors à la discipline acquise pour apprendre le piano dès deux ans et demi ? Ou encore le fait d'avoir grandi avec cinq frères ? Une chose est sûre : Jacynthe Côté est exigeante, envers elle-même et envers les autres. " J'aime m'entourer de gens courageux qui ont un grand degré de transparence et qui ne me disent pas ce que je veux entendre, car c'est dangereux pour une entreprise. Je veux des gens qui se tiennent debout ", dit-elle.

La garde rapprochée de la présidente de RTA est composée d'une dizaine de dirigeants, dont quatre présidents régionaux. Une fois par trimestre, elle s'asseoit avec eux pendant une journée, parfois deux, pour élaborer des scénarios. La PDG de RTA n'aime pas être prise au dépourvu. " Nous faisons des simulations avec le prix de l'aluminium, les indicateurs économiques et la situation de nos usines à risque. Nous nous entendons sur une cible, et nous nous adaptons, selon le besoin. "

Jacythe Côté est à l'image de son produit, l'aluminium : résistante et souple à la fois. " Il m'est arrivé de changer d'idée en écoutant mes vice-présidents... quand ils ont de bons arguments. Leur dossier doit être bien monté ! " Jean Simon, président Métal primaire pour l'Amérique du Nord en sait quelque chose. " Jacynthe pose beaucoup de questions, dit-il. Elle va au fond des choses pour s'assurer que tous les aspects ont été examinés. "

Souple, mais pas influençable. François Meloche, conseiller chez Bâtirente, le fonds de retraite des syndiqués de la CSN, se souvient d'avoir vu Jacynthe Côté à l'oeuvre. Alcan s'enfonçait dans un conflit au sujet de l'ouverture d'une mine en Inde. Des manifestants avaient été tués par la police locale pour avoir tenté de s'y opposer. La dirigeante, qui était à l'époque chef de la direction de la division beauxite et alumine, est allée sur place pour rencontrer les personnes expropriées et pour se faire sa propre idée. " Je n'ai pas eu l'impression qu'elle le faisait pour les relations publiques, elle cherchait vraiment à comprendre ", dit François Meloche.

Une dirigeante aussi indépendante d'esprit ronge-t-elle son frein dans une filiale ? " Il y a des avantages et des inconvénients à faire partie d'un grand groupe, tout dépendant du point de vue que l'on adopte ", répond-elle, diplomate. La marge de manoeuvre est plus grande, parce que certaines décisions ont moins de poids qu'avant, constate Jacynthe Côté. " Avant, pour fermer des salles de cuves, il fallait se rendre devant le conseil d'administration. Cette fois, pour fermer totalement l'usine de Beauharnois, j'ai seulement eu à parler au président. "

Comme ce sont les actions de Rio Tinto qui sont négociées à la Bourse, le rôle de Jacinthe Côté est différent de celui de Richard Evans, qui passait plus de temps avec les investisseurs. C'est aussi Rio Tinto qui emprunte et qui gère les achats pour tout le Groupe.

Par contre, quand vient le moment de négocier avec les gouvernements pour obtenir des tarifs d'électricité avantageux, des prêts ou des garanties de prêt, c'est elle qui va au front. " Elle navigue très bien dans ce genre d'univers, souligne Paul Tellier. Elle a le don de la négociation, avec les syndicats comme avec les gouvernements. " Proche de l'ancienne ministre des Finances Monique Jérôme Forget, Jacynthe Côté entretient d'excellents rapports avec le cabinet de Jean Charest. C'est elle qui a convaincu Raymond Bachand, ministre du Développement économique de l'Innovation et de l'Exportation, de lui prêter 175 millions de dollars afin de terminer la construction de l'usine pilote AP50 de Jonquière. Cette usine utilise une nouvelle technologie et vise à produire 60 % plus d'aluminium pour la même quantité d'énergie. Le projet, lors de son annonce en 2006, avait déjà reçu un prêt de 400 millions de dollars du gouvernement du Québec.

L'usine AP50 est stratégique pour l'avenir de Rio Tinto Alcan. " Elle deviendra l'usine la plus performante du monde. Le but est d'implanter ensuite cette technologie dans toutes les autres usines ", dit Jacynthe Côté.

D'ici là, il faut survivre. Et la dirigeante est manifestement préoccupée par l'avenir de son entreprise et de ses employés. " Elle est la bonne personne dans la bonne entreprise au bon moment, croit Jean Simard, directeur général de l'Association de l'aluminium du Canada. Elle a une intelligence hors du commun et elle connaît parfaitement son industrie. "

Elle comprend aussi la façon de penser des êtres humains. Jacynthe Côté sait faire accep-ter les décisions les plus difficiles. Comment ? En renvoyant la balle dans l'autre camp. C'est ce qu'elle a fait à l'usine de Vaudreuil. Ce n'est pas elle ou ses lieutenants qui ont choisi où il fallait réduire les coûts, mais les employés eux-mêmes. " Nous sommes surpris de voir les solutions que nos équipes nous fournissent ", dit-elle, sourire en coin. Cette usine vise des économies de 76 millions de dollars. Les employés ont d'abord réduit les coûts de l'équipement de protection individuelle, comme les casques et les chaussures de sécurité. " Ici, c'était l'open bar pour ça... " avoue Alain Gagnon, président du syndicat des employés d'usine. La flotte de quatre camions a été réduite à un, et tout temps supplémen-taire doit être justifié.

Jacynthe Côté n'aurait pas pu agir de la sorte si elle n'avait pas d'abord gagné le respect des ouvriers en commençant au bas de l'échelle. Mais la grande patronne se révèle une négociatrice redoutable, voire dure. Avec elle, les confrontations ne traînent pas. " Sa capacité d'analyse est telle qu'elle se fait une idée de la situation rapidement et peut adopter une position ferme ", dit Jean Simon.

Ses atouts sont-ils suffisants pour traverser la crise ? Pour plusieurs analystes du secteur, dont Andrew Martyn, vice-président de la firme torontoise de conseillers en placement Davis-Rea, il faudrait presque un miracle pour que Rio Tinto Alcan s'en sorte indemne. Il prévoit qu'avant la fin du deuxième trimestre de 2009, cinq entreprises minières feront faillite, et Rio Tinto pourrait être du nombre. À moins qu'elle ne soit sauvée par BHP Billiton ? Au début de 2008, ce géant minier australien a offert d'acheter Rio Tinto en échange de 3,4 actions pour chaque action de sa rivale. L'offre a été rejetée par les actionnaires de Rio Tinto. Celle-ci a préféré vendre une participation minoritaire à la chinoise Chinalco pour se recapitaliser.

En juin 2009, coup de théâtre : Rio Tinto quitte les Chinois et retourne dans les bras de BHP pour créer une coentreprise dans le secteur du minerai de fer. Est-ce le premier pas vers une mégafusion ? BHP Billiton, dont la situation financière est un peu plus solide que celle de ses concurrentes, pourrait vouloir acheter à rabais celles qui sont en difficulté. " Si Rio Tinto voulait vendre Alcan, il y aurait sûrement des acheteurs intéressés, car l'aluminium reste malgré tout un marché en croissance ", dit Louis Hébert.

C'est à cela que Jacynthe Coté s'accroche. " L'aluminium est un mé-tal de plus en plus employé pour sa légèreté et de surcroît, il est recyclable à l'infini. " Il a toutefois de la concurrence parmi les matériaux composites, comme le titane et le carbone, utilisés surtout dans le secteur de l'aérospatiale. Mais Rio Tinto Alcan compte répliquer avec des alliages de spécialité.

Jacynthe Côté mise aussi sur les pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) pour assurer l'avenir de son entreprise. " La demande d'aluminium est directement proportionnelle à la croissance du PIB par habitant ", fait-elle remarquer.

Toutefois, la présidente ne se berce pas d'illusions. Son mandat a débuté par des compressions et il se poursuivra ainsi pendant les 18 prochains mois. La fermeture suivante est déjà annoncée. Elle n'aura pas lieu au Québec, mais en Angleterre. La vic-time : l'usine Anglesey, dont les contrats d'approvisionnement en électricité viennent à échéance en septembre 2009. En-core 500 employés à qui Jacynthe Côté devra annoncer une mauvaise nouvelle...

Géant au Québec... nain dans le monde

(Depuis son acquisition, Alcan est devenue la division aluminium de Rio Tinto.)

12 %

L'aluminium compte pour 12 % du total des revenus de Rio Tinto, déjà active dans l'extraction du cuivre, du diamant, du charbon, de l'uranium, de l'or, de l'argent et du minerai de fer.

4e

Rio Tinto est la quatrième minière du monde, toutes catégories confondues.

58 %

Rio Tinto tire la plus importante proportion de ses revenus (58 %) du minerai de fer.

1ère

En s'unissant à Alcan, cette entreprise australienne est devenue le numéro un de l'aluminium.

kathy.noel@transcontinental.ca

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