Le patron avait alors deux rôles: commander et contrôler. Le travailleur «était un rouage dans la mécanique qu’était l’entreprise», résume Olivier Schmouker, chroniqueur à Les Affaires depuis 2004. (Photo: Martin Flamand)
SPÉCIAL 95 ANS D’INNOVATION. Fondé au même moment où la Loi concernant la Commission des accidents du travail et la Loi relative aux accidents du travail étaient adoptées, en 1928, le journal Les Affaires s’est toujours intéressé à ce qu’on appelle aujourd’hui la gestion des ressources humaines. Si la fonction s’est transformée selon les luttes sociales contemporaines, elle repose sur des assises qui ont peu bougé.
Sans être linéaire et identique dans chaque secteur d’activité, sa métamorphose est «intrinsèquement liée à l’évolution de la société et du monde des affaires», précise Alain Gosselin, professeur émérite à HEC Montréal.
Ainsi, à l’époque des premières parutions de l’hebdomadaire, «il n’existait pas de [Division] des ressources humaines à proprement parler. C’était plutôt l’apanage des contremaîtres, indique-t-il. Les employés étaient associés à un coût qu’il fallait minimiser.»
Le patron avait alors deux rôles: commander et contrôler. Le travailleur «était un rouage dans la mécanique qu’était l’entreprise», résume Olivier Schmouker, chroniqueur à Les Affaires depuis 2004.
L’arrivée de grandes sociétés — surtout des fabricants et des commerçants américains — dans la province a servi de bougie d’allumage à une certaine «standardisation» des pratiques de gestion des ressources humaines. Ces fonctions étaient alors surtout administratives, indique Alain Gosselin, aussi professeur à l’École des dirigeants.
À leur façon, les deux guerres mondiales ont nourri l’émergence de la profession, ajoute-t-il. En créant des pénuries de main-d’œuvre, elles ont par exemple permis aux femmes de s’imposer sur le marché du travail. Elles ont aussi augmenté dans les entreprises le souci de former et de faire gagner en productivité leurs employés.
Dans les années 1950 et 1960, le développement des talents figurait même au tableau des priorités des grandes organisations. Il a toutefois tranquillement perdu du galon à mesure que le bassin de travailleurs s’est garni de candidats plus instruits, précise Alain Gosselin.
«À Kodak et à IBM, notamment, vous saviez quel serait le cheminement de votre carrière pour les 40 années à venir. Vous aviez des mouvements tous les deux ans, rapporte-t-il. Tout ça a été “flushé”.»
L’expansion des multinationales nord-américaines à partir des années 1960 a donné un autre coup de barre vers une professionnalisation de la gestion des ressources humaines, tandis que les entreprises devaient apprendre à s’occuper d’équipes basées ailleurs sur le globe, ajoute Tania Saba, professeure titulaire à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal.
Les luttes syndicales de l’époque ont aussi grandement fait évoluer cette fonction. Des années d’abus et de travail peu valorisant ont nourri le mouvement et les revendications.
C’est notamment pourquoi «des écoles de relations industrielles ont d’abord été fondées pour professionnaliser ce rôle, s’intéressant au droit et à la sociologie, rapporte Alain Gosselin. Les entreprises avaient alors besoin de gens pour négocier, administrer la convention collective, plus que de gestionnaires des ressources humaines.»
Plus interventionniste qu’il ne l’était au début du siècle, l’État s’est inspiré des victoires syndicales en adoptant des lois qui allaient dans le sens des droits des travailleurs.
C’est entre autres «pour tenter d’éloigner les syndicats [que] des employeurs se sont mis à implanter de bonnes pratiques», ajoute Tania Saba.
À SUIVRE -> L’apport de la recherche
L’apport de la recherche
Ainsi, confirment les deux professeurs, les relations de travail sont demeurées à l’avant-plan jusqu’au milieu des années 1970. Or, en parallèle, «il y a eu des développements fondamentaux en matière de ressources humaines, qui ne se sont pas immédiatement répercutés dans les environnements de travail», rappelle Alain Gosselin.
Ce n’est que dans les années 1980 qu’ils ont commencé à s’y refléter, précise Tania Saba.
L’adoption de nouvelles lois a forcé les employeurs à s’intéresser davantage à la santé et à la sécurité, à démontrer que l’entreprise ne faisait pas de discrimination ou qu’elle respectait l’équité salariale.
«Il fallait alors implanter des politiques, des programmes, faire la formation des gestionnaires, documenter, faire de la reddition de compte… Les spécialistes [des ressources humaines] ont commencé à gagner en influence», indique la fondatrice et titulaire de la Chaire BMO en diversité et gouvernance.
Ç’a donné le coup d’envoi à la gestion stratégique des ressources humaines comme on la connaît aujourd’hui.
L’arrivée des stratégies
Jusqu’alors, chaque facette comprise dans la Division des ressources humaines évoluait en parallèle. «On faisait bien les choses dans chacun des silos, mais ça ne garantissait pas quelque chose d’harmonieux et de logique pour l’employé. On formait pour le travail d’équipe, mais on payait au mérite», illustre Alain Gosselin.
Les crises économiques qui se sont succédé «ont créé beaucoup de pression sur la rationalisation», nourrissant un besoin grandissant pour une gestion plus stratégique des ressources humaines.
Ce n’est toutefois qu’à partir du tournant des années 2000, voire 2010, que cette division a pu rapprocher sa chaise des tables de décision de leur organisation lors des discussions stratégiques.
«Elles [les entreprises] ont compris que ça ne leur donnait rien d’avoir des plans de croissance si elles n’en avaient pas élaboré un autre qui leur permet d’avoir du personnel de qualité et en quantité suffisante», résume le professeur émérite.
Olivier Schmouker a surtout commencé à observer un changement de ton à partir de la crise économique de 20072008. «Un des premiers articles du magazine Premium qui a fait un tollé, c’est sur une étude d’Harvard qui expliquait comment virer 5%, 10% et 15% de tes employés par étapes, sans trop de casse», rapporte-t-il.
De 2009 à 2014, cette publication diffusée aux deux mois a été un jalon de la couverture de la gestion des ressources humaines par Les Affaires, d’après lui.
«On a réalisé qu’il y avait une soif d’information sur le management. C’était une petite révolution pour le journal, qui était alors convaincu que ce qui importait aux lecteurs, c’était la vie des entrepreneurs et les cotes de la Bourse.»
C’est ainsi que des papiers sur le quotidien au boulot, l’efficacité et le bonheur au travail se sont taillé une place dans ses pages, des sujets qui en ont fait sourciller plus d’un au début, reconnaît le journaliste.
«On me disait que c’était de la bullshit, se souvient-il. J’ai compris qu’il y avait de l’éducation à faire, et le seul moyen d’y parvenir, c’était de me baser sur des études scientifiques.»
À SUIVRE -> Des pratiques qui évoluent
Des pratiques qui évoluent
Depuis plus de 15 ans maintenant, Olivier Schmouker écrit assidument sur le sujet, confondant les sceptiques qui ont cru à tort qu’il ferait rapidement le tour des angles intéressants.
«En management ou en gestion des ressources humaines, on traite des problèmes d’humains et de relation, affirme le principal intéressé. C’est sans fin.»
«On parle d’humains», résume pour sa part Alain Gosselin.
De plus, bien que le contexte évolue, les fondements de la science de la gestion des ressources humaines n’ont pas beaucoup changé, soutient Tania Saba, ce pour quoi des conseils prodigués il y a 20 ans valent encore aujourd’hui. Or, «on ne les utilise pas, on les oublie».
Si l’intérêt que portent les lecteurs à certains sujets fluctue selon la conjoncture économique, concède Olivier Schmouker, la réception de ces papiers, elle, ne fait qu’augmenter, reflétant la place de choix qu’occupe dorénavant cette division parmi les priorités des entreprises.
À SUIVRE -> L’âge d’or d’une profession?
L’âge d’or d’une profession?
Depuis quelques années déjà, confirme Alain Gosselin, des études montrent que cette facette de l’entreprise figure parmi les cinq principales préoccupations des dirigeants.
Les chantiers de ces experts sont multiples, comme la santé mentale, la pénurie de main-d’œuvre, la collaboration intergénérationnelle, l’implantation de technologies qui évoluent rapidement et le développement des compétences.
Sans compter qu’aujourd’hui, les entreprises doivent être inclusives et flexibles.
«Il faut redéfinir la performance et les liens de confiance, travailler avec beaucoup plus d’humanité, car faire plus de place à la diversité, c’est faire preuve d’empathie», ajoute Tania Saba.
Elle est d’avis que les gestionnaires des ressources humaines devront accompagner les organisations pour leur permettre d’expérimenter, de mieux tolérer le risque, d’être durables et d’adapter la gouvernance en conséquence. «Leur rôle sera de définir stratégiquement et opérationnellement comment on peut être plus humain. Tenir compte des différences, tout en renforçant les cultures.»
Ainsi, pour que cette division puisse contribuer à la mission des entreprises, le professeur à HEC Montréal estime qu’«il faut des personnes solides [à leur tête], qui sont à la fois bien rompues sur les connaissances, à l’affût des innovations, mais qui sont aussi des gens d’affaires. Ils doivent jouer la game».
Inscrivez-vous à notre infolettre thématique :
PME et entrepreneuriat — Tous les mardis, mercredis et jeudis
Découvrez les innovations développées par les jeunes pousses et les PME d’ici, ainsi que les récits inspirants d’entrepreneurs.