Droit à la déconnexion: Jean Boulet se dit soucieux, mais…
La Presse Canadienne|Publié le 24 février 2020Alors que de plus en plus de travailleurs se sentent forcés de rester branchés à leurs cellulaires en tout temps, le ministre du Travail, Jean Boulet, tient à mettre le holà.
Il a confié en entrevue à La Presse canadienne être assez «préoccupé» par le «potentiel d’abus» pour mener des travaux dans son ministère sur le droit à la déconnexion, même s’il n’est pas question pour l’instant de légiférer dans le domaine.
Son message: un patron peut exiger que son employé reste connecté en dehors des heures de travail, à condition que ce soit «utile et nécessaire» et que l’employé soit rémunéré en conséquence. «Je ne veux pas assister à des dérapages.»
Sans vouloir forcer les entreprises du Québec à adopter une politique de déconnexion, qui limiterait l’utilisation des outils numériques, il leur demande d’amorcer une réflexion sur le sujet, qui fait de plus en plus l’objet de discussions animées, ici comme ailleurs.
En 2017, la France a innové en adoptant une loi sur le droit à la déconnexion, qui inclut la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de la vie familiale.
Selon l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec, le droit à la déconnexion a également été porté à l’attention du législateur en Belgique, en Italie, en Allemagne, en Corée du Sud et aux Philippes.
Le gouvernement sud-coréen a pris les grands moyens: il débranche les ordinateurs le vendredi à 19 heures, afin de forcer les fonctionnaires à quitter leurs bureaux, selon les informations compilées par l’Ordre.
En mars 2018, Québec solidaire déposait un projet de loi similaire à celui de la France, qui prévoyait par contre des amendes pouvant aller jusqu’à 30 000 $ pour les entreprises récalcitrantes. La pièce législative est morte au feuilleton.
En entrevue, le ministre Boulet est clair: même s’il est préoccupé par le potentiel d’abus et «l’usage déraisonnable» des outils numériques professionnels, pas question pour lui de ressusciter le projet de loi solidaire ni d’en présenter un nouveau.
Il cite notamment un rapport d’experts présenté aux ministres du Travail lors d’une rencontre à Fredericton, au Nouveau-Brunswick, il y a deux semaines. Le rapport recommande au gouvernement fédéral, qui revoit actuellement ses normes du travail, de ne pas légiférer.
«Je ne veux pas imposer, je ne veux pas m’immiscer dans les processus de négociation collective ou même dans les processus de négociation individuelle», a déclaré M. Boulet, un avocat en droit du travail, en entrevue à son cabinet.
«Mais c’est sûr que comme ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, je peux m’exprimer: (…) Il faut que chaque entreprise fasse la réflexion qui est appropriée à ses besoins et s’assure que ce qui est demandé aux employés est utile et nécessaire.»
À défaut de légiférer, M. Boulet a demandé à son ministère de recenser dans les conventions collectives les clauses où le droit à la déconnexion a été négocié entre syndicats et employeurs «pour pouvoir m’en inspirer et approfondir ma réflexion».
Cela le mènera à «prononcer des conférences» et à «s’exprimer sur ce droit-là à la déconnexion au Québec», a-t-il dit. ‹Ça génère énormément d’intérêt avec la multiplication des outils, la complexité des environnements de travail et le foisonnement du télétravail.»
Jean Boulet n’en reste pas moins convaincu de la nécessité de bien rémunérer les personnes qui font du travail «effectif» en dehors des heures normales sur leurs appareils numériques, que ce soit à temps simple ou à temps supplémentaire.
«Ça peut être requis de demeurer connecté, mais mon opinion, c’est qu’il doit y avoir une forme de rémunération. (…) Pour moi, ça m’apparaît fondamental.»
Pas de cas d’abus répertoriés, mais…
Pour l’heure, aucun cas d’abus, où l’on obligerait une personne à demeurer connectée alors que c’est ni utile ni nécessaire, n’a été rapporté au ministre. Mais «il y en a peut-être», nuance-t-il, en promettant d’être aux aguets.
D’après lui, ce sera éventuellement aux tribunaux de se saisir des cas où, par exemple, un employé subirait des mesures disciplinaires parce qu’il a décidé de fermer son iPhone le soir à la maison.
Il se questionne d’ailleurs sur la provenance de cette pression souvent ressentie par les Québécois de rester rivés à leurs appareils en tout temps. Qui met la pression? L’employeur ou l’employé? «C’est vraiment une bonne question», se limite-t-il à dire.
Par ailleurs, Jean Boulet maintient n’avoir jamais vu de réclamation pour maladie professionnelle, ou pour recevoir une indemnité de remplacement du revenu à la suite d’une allégation comme quoi l’épuisement ou la dépression était liée à l’obligation de rester connecté.
«Est-ce que ça peut arriver? Tout est possible. Il faut demeurer vigilant certainement aux incidences de l’obligation intensive d’une connexion.»
Pour l’instant, il n’est pas nécessaire, selon lui, d’imposer une formation obligatoire en milieu de travail sur l’usage raisonnable des outils numériques. Il serait également prématuré de déployer une campagne de sensibilisation gouvernementale.