L’industrie européenne est en panne, et c’est préoccupant pour le Québec
François Normand|Édition de la mi‑octobre 2024L'économiste, professeur des universités, banquier, haut fonctionnaire et homme d'État italien, Mario Draghi (Photo: Philipp von Ditfurth / Getty Images)
ANALYSE GÉOPOLITIQUE. La nouvelle ne défraie pas les manchettes, mais elle devrait interpeller au plus haut point nos entreprises qui vendent ou qui achètent des biens auprès des industriels en Europe. Non seulement l’industrie y est panne, mais elle pâtit aussi d’un « décrochage » par rapport à ses concurrents chinois et américains, souligne un nouveau rapport. Et le salut de l’Europe passe par des investissements colossaux afin de booster sa productivité et sa compétitivité.
Voilà le message fort du rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne, rendu public le 17 septembre par l’ex-premier ministre italien Mario Draghi, aussi ancien président de la Banque centrale européenne (BCE). Il a effectué cette analyse à la demande de la Commission européenne, l’organe exécutif de l’Union européenne (UE).
Les déboires de l’industrie européenne représentent tout un défi pour le Québec, car l’UE est notre deuxième partenaire commercial — après les États-Unis — avec qui le Canada a un accord de libre-échange depuis 2017.
En 2023, les exportations québécoises de marchandises dans les 27 pays de l’Union ont totalisé 9,8 milliards de dollars (G$), soit deux fois plus qu’en Chine (4,2 G$), selon l’Institut de la statistique du Québec (ISQ).
Nos importations sont encore plus importantes : elles se sont élevées à 27,2 G$ l’an dernier, soit encore le double de nos achats en Chine à 13,4 G$.
C’est dire à quel point les industriels européens représentent des clients et des fournisseurs clés pour de nombreuses entreprises du Québec. Aussi, s’ils rencontrent des difficultés, ce n’est pas une bonne nouvelle pour le secteur manufacturier québécois.
Quelques statistiques illustrent bien les problèmes à l’origine de la « grande panne » à laquelle est confrontée l’industrie en Europe, pour reprendre l’expression du quotidien français Le Monde.
Recul allemand
En juillet 2024, la production industrielle s’est contractée de 2,2 % dans la zone euro, puis de 1,7 % dans l’ensemble de l’UE par rapport à juillet 2023, d’après Eurostat, l’agence statistique de l’Union européenne.
Le recul est encore plus spectaculaire pour certaines économies, à commencer par l’Allemagne, le deuxième marché d’exportation et le premier marché d’importation du Québec en Europe.
La production industrielle s’y est contractée de 5,5 %. C’est pire qu’en Italie (-3,3 %) ou en France (-2,3 %), mais mieux qu’en Hongrie (-6,6 %), qui affiche le recul le plus important de l’Union européenne.
En revanche, trois pays sont les champions de la croissance de la production industrielle, en l’occurrence le Danemark (19,8 %), la Grèce (10,8 %) et la Finlande (6,4 %).
Dans les industries nationales en panne, les entreprises pâtissent d’une demande intérieure au neutre et d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée, mais surtout de l’explosion du prix du gaz naturel depuis l’invasion russe de l’Ukraine, en février 2022.
La rupture des approvisionnements gaziers russes — dans la foulée des sanctions économiques occidentales — a frappé de plein fouet l’industrie européenne, affirme au Monde Raphaël Trotignon, responsable du pôle Énergie-climat à l’Institut économique Rexecode.
« L’UE est confrontée à des prix moyens de l’énergie près de deux fois plus élevés qu’aux États-Unis et en Chine. C’est un handicap majeur et structurel en matière de compétitivité et de productivité industrielle », souligne-t-il. L’Allemagne, le moteur économique de l’Europe, est particulièrement touchée.
Dans une analyse publiée en janvier, la revue française de géopolitique « Conflits » souligne que la faiblesse du prix du gaz naturel avant l’invasion russe compensait les salaires élevés dans l’industrie allemande.
De plus, le gaz n’est pas seulement un carburant ; c’est aussi une matière première stratégique pour l’industrie chimique, qui a été particulière affectée en Allemagne.
Pistes de solution
Dans ce contexte, le rapport de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne tombe à point. À ses yeux, l’UE doit se concentrer sur trois questions cruciales :
- Combler le fossé en matière d’innovation avec les États-Unis et la Chine ;
- Élaborer un plan commun pour lier l’objectif de décarbonation à une compétitivité accrue ;
- Renforcer la sécurité de l’Europe et réduire sa dépendance à l’égard des puissances économiques étrangères.
Selon le rapport, l’un des problèmes est l’écart grandissant de productivité entre l’Europe et les États-Unis. Or, cet écart serait essentiellement à l’origine du « décrochage » de l’industrie européenne par rapport à ses concurrents chinois et américain.
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Pour stimuler la compétitivité de l’Europe, le rapport Draghi propose de créer un ambitieux programme de compétitivité. Il nécessite un financement de 750 à 850 milliards d’euros (de 1124 à 1199 G$ CA) par année de 2025 à 2030, soit l’équivalent de 4,7 % du PIB de l’UE.
Reste à voir si les Européens prendront le taureau par les cornes pour relancer leur industrie et leur économie, alors que les prix du gaz naturel ne reviendront pas à leur niveau d’avant la guerre en Ukraine, du moins dans un avenir prévisible.
Le défi est de taille pour l’Europe, mais aussi pour plusieurs entreprises québécoises actives dans ce marché, car elles ont tout intérêt à ce que leurs clients et leurs fournisseurs européens soient en bonne santé économique et financière.