On peut faire pire que s’inspirer des valeurs de Warren Buffett
Philippe Leblanc|Publié le 01 mars 2024Warren Buffett a toujours écrit sa lettre aux actionnaires comme s’ils étaient ses partenaires en affaires, ce qu’ils sont véritablement. (Photo: Getty images)
EXPERT INVITÉ. Chaque année, j’attends avec impatience la lettre de Warren Buffett publiée dans le rapport annuel de la société qu’il dirige depuis 1966, Berkshire Hathaway.
La lettre de cette année s’annonçait spéciale en raison du décès, en novembre dernier, de Charlie Munger, le bras droit de Warren Buffett au cours des dernières décennies.
Pour ceux qui suivent l’actualité financière, de nombreux articles ont été écrits dans les heures qui ont suivi la publication de cette lettre de Buffett. Je ne ferai donc pas comme la plupart des observateurs en en reprenant les grandes lignes. En revanche, si ce n’est pas déjà fait, je vous recommande chaudement la lecture de cette lettre qui, comme toujours, est très instructive, en plus d’être divertissante.
Je m’attarderai sur plusieurs aspects de la lettre de Warren Buffett, la plus récente et les nombreuses qui l’ont précédée, qui reflètent les valeurs peu communes de Berkshire Hathaway et de ses dirigeants.
La transparence
Warren Buffett a toujours écrit sa lettre aux actionnaires comme s’ils étaient ses partenaires en affaires, ce qu’ils sont véritablement. Contrairement à la plupart des rapports annuels d’entreprises en Bourse, qui mettent tout l’accent sur les aspects positifs, Buffett présente les faits tels qu’ils sont.
Par exemple, il déclare que, compte tenu de sa grande taille, Berkshire Hathaway ne sera plus en mesure de produire des rendements aussi élevés qu’à ses débuts: «Dans l’ensemble, nous n’avons aucune possibilité de performances époustouflantes.»
L’intégrité
Il est rare de voir le PDG d’une entreprise en Bourse admettre publiquement ses erreurs. C’est pourtant ce que fait régulièrement Buffett. Cette année, il écrit plus longuement qu’à l’habitude sur deux divisions de Berkshire Hathaway, BNSF (chemin de fer) et Berkshire Hathaway Energy, un producteur et transporteur d’électricité, qui ont connu une performance un peu décevante en 2023.
L’humilité
Bien des dirigeants s’arrogent le succès des entreprises qu’ils dirigent. Pas Buffett. Dans sa lettre, il attribue ni plus ni moins le succès phénoménal de Berkshire Hathaway à son grand ami et partenaire, Charlie Munger, qu’il identifie comme étant l’architecte du «bâtiment» de l’entreprise: «Dans le monde physique, les grands bâtiments sont liés à leur architecte tandis que ceux qui ont coulé le béton ou installé les fenêtres sont vite oubliés. Berkshire est devenue une grande entreprise. Bien que je sois depuis longtemps responsable de l’équipe de construction, Charlie devrait à jamais être considéré comme en étant l’architecte.»
Cette analogie est intéressante car Charlie Munger était architecte à ses heures! Il a notamment dessiné les plans de sa maison familiale en Californie, mais aussi ceux de bâtiments dortoirs qu’il a donnés aux Universités du Michigan et Stanford.
La lucidité (rationalisme)
Buffett sait très bien qu’il n’est qu’une question de temps avant que les marchés boursiers et l’économie connaissent un nouvel épisode dépressif comme en 2008-2009, ou même en mars 2020. Même s’il ne sera peut-être plus là lorsque cela se produira (il a 93 ans), Berkshire, avec ses plus de 160 milliards de dollars américains (G$) d’encaisse, saura en tirer profit:
«La capacité de Berkshire à réagir immédiatement aux crises du marché, à la fois avec des sommes énormes et une certitude de performance, peut nous offrir occasionnellement une formidable occasion. Bien que le marché boursier soit beaucoup plus important qu’il ne l’était dans nos premières années, les participants actifs d’aujourd’hui ne sont ni plus stables émotionnellement ni mieux instruits que lorsque j’étais à l’école. Pour une raison quelconque, les marchés affichent aujourd’hui un comportement qui ressemble davantage à celui d’un casino que lorsque j’étais jeune. Le casino réside désormais dans de nombreux foyers et tente de séduire quotidiennement leurs occupants.»
La prudence
Pour Buffett, la capacité de traverser les périodes les plus difficiles sans être trop égratigné est plus importante que la maximisation des bénéfices à court terme. Il gère la société ainsi, en conservant un énorme coussin financier:
«Je crois que Berkshire peut gérer des désastres financiers d’une ampleur dépassant tous ceux connus jusqu’à présent. Nous n’abandonnerons pas cette capacité. Berkshire ne verse actuellement pas de dividende et ses rachats d’actions sont 100% discrétionnaires. Les échéances annuelles de la dette ne sont jamais significatives.»
«Le conservatisme budgétaire extrême est un engagement d’entreprise que nous prenons envers ceux qui se sont joints à nous pour devenir propriétaires de Berkshire. Pour la plupart des années – voire des décennies – notre prudence se révélera probablement un comportement inutile – semblable à une police d’assurance pour un bâtiment ressemblant à une forteresse, censé être à l’épreuve du feu. Mais Berkshire ne veut pas infliger de dommages financiers permanents – une baisse des cours boursiers pendant de longues périodes ne peut être évitée – à Bertie (sa soeur) ou à toute personne nous ayant confié ses économies.»
Le long terme
Buffett est excessivement patient. Toutes ses décisions sont prises avec un horizon de plusieurs années, voire de décennies. Il cherche avant tout à investir dans des entreprises de grande qualité susceptibles de croître pendant des décennies. Dans sa lettre, il parle des investissements de Berkshire dans Coca-Cola (fin des années 1980) et American Express (son dernier achat du titre date de 1998):
«La leçon de Coca et AMEX ? Lorsque vous trouvez une entreprise vraiment merveilleuse, restez-lui fidèle. La patience paie et une merveilleuse entreprise peut compenser les nombreuses décisions médiocres qui sont inévitables.»
Il écrit aussi sur BNSF (chemin de fer), une filiale de Berkshire avec un horizon à long terme:
«A century from now, BNSF will continue to be a major asset of the country and of Berkshire. You can count on that.»
Peu d’investisseurs pourront s’approcher de la feuille de route exceptionnelle de Warren Buffett. J’ajouterais que peu de dirigeants pourront obtenir autant de succès que lui. Mais dans les deux cas, ils pourraient faire pire que s’inspirer du message et des valeurs que le vénérable investisseur incarne depuis plus de 60 ans.
Philippe Le Blanc, CFA, MBA
Chef des placements chez COTE 100 et auteur du livre Avantage Bourse