CarMax est une importante entreprise américaine de l'industrie des voitures usagées. (Photo: 123RF)
EXPERT INVITÉ. Un des constats que j’ai faits après avoir réfléchi aux nombreux messages véhiculés par Warren Buffett et Charlie Munger lors de la récente assemblée annuelle de Berkshire Hathaway est que les marchés boursiers sont probablement en train de connaître un changement de paradigme de fond.
J’ai en effet la nette impression que les marchés passent du mode «croissance» au mode «valeur».
D’emblée, je vous avoue que je n’aime pas cette manie qu’on a tous de catégoriser et placer les choses soit dans les camps «noir» ou «blanc», sachant très bien que la grande majorité des phénomènes affichent plutôt une nuance de gris. L’appellation «valeur» par opposition à «croissance» est à mon avis trompeuse car la croissance fait partie intégrante de la valeur d’une entreprise.
Cela dit, comme l’ont noté MM. Munger et Buffett, les marchés boursiers ont été un véritable «salon de jeu» au cours des dernières années. Probablement en raison de taux d’intérêt anormalement bas qui ont incité une plus grande prise de risque de la part des investisseurs qui ont, me semble-t-il, privilégié les caractéristiques de la «croissance» tout en ignorant les principes de base de la «valeur».
Investissement sur marge, «day trading», premiers appels publics à l’épargne («IPO» – Initial Public Offering), titres «meme», Robinhood, cryptomonnaies, «SPAC» (Special Purpose Acquisition Companies) sont autant de phénomènes des dernières années symptomatiques d’un haut niveau de spéculation.
En même temps, les investisseurs ont, à mon avis, accordé peu d’importance aux éléments qui sous-tendent la «valeur»: la rentabilité d’une entreprise, la robustesse de son modèle d’affaires à long terme, la vision à long terme de ses dirigeants et la solidité de son bilan.
Permettez-moi de vous présenter l’exemple de deux sociétés œuvrant dans le même secteur, celui de la vente de voitures usagées: CarMax (KMX, 91,91$US; dont COTE 100 est actionnaire depuis de nombreuses années) et Carvana (CVNA, 42,81$US). Même si elles sont deux concurrentes du même secteur, j’estime que les deux sociétés pourraient difficilement être plus différentes à plusieurs égards.
D’une part, la rentabilité des deux modèles d’affaires est aux antipodes. CarMax affiche des bénéfices en croissance depuis de nombreuses années, alors que Carvana n’a pas encore enregistré de bénéfices depuis sa venue en Bourse en 2017. Les analystes prévoient en moyenne une perte par action de 6,95$ en 2022 pour Carvana, soit environ 1 G$, alors qu’ils prévoient des bénéfices par action de 5,96$ pour CarMax, soit près de 1 G$.
De plus, les bilans des deux sociétés se démarquent grandement. Dans les deux cas, j’exclus la dette liée à leurs activités de financement. Dans le cas de CarMax, la dette nette se chiffre à un peu moins de 3,2 G$, ce qui se traduit par un ratio dette nette-bénéfices d’exploitation (BAIIA) de 1,72. Pour ce qui est de Carvana, la dette nette s’élevait à un peu plus de 5,0 G$ au 31 décembre 2021. Pour financer l’acquisition des activités américaines de la division ADESA de la société KAR Auction Services, Carvana a récemment vendu près de 3,3 G$ de dette à un taux d’intérêt de 10,25%.
Or, il y a quelques mois, le titre de Carvana s’échangeait à des niveaux d’évaluation que je considère irrationnels. À son sommet de plus de 375$ l’action, la capitalisation de la société s’élevait à plus de 65 G$, soit 5,2 fois ses revenus de 2021. Quant à CarMax, à son sommet de plus de 155$, la société valait environ 25 G$, soit environ 0,8 fois ses revenus de 2022 (février).
Le titre de Carvana a chuté de près de 85% depuis son sommet d’août 2021, alors que celui de CarMax a perdu environ 39% depuis son sommet de novembre dernier. Avec cette chute de l’action de Carvana, il devient beaucoup plus difficile pour la société de financer ses activités (et ses pertes) à des conditions favorables (comme l’indique son plus récemment financement), alors que CarMax n’a pas besoin de capital externe pour poursuivre sa croissance.
Rappelez-vous la dernière fois que nous avons connu un épisode où la spéculation a atteint des niveaux élevés – la fin des années 1990. Au début des années 2000, un grand nombre des sociétés dont les titres avaient attiré l’attention des spéculateurs avaient disparu. Entre-temps, celles qui ont réussi à traverser la crise en sont sorties encore plus fortes.
Je crois qu’on pourrait très bien observer le même phénomène au cours des prochaines années alors que les investisseurs reviendront aux principes de base de l’investissement «valeur»: l’importance des bénéfices, la solidité des modèles d’affaires à long terme et une évaluation raisonnable.
Philippe Le Blanc, CFA
Chef des placements chez COTE 100