Carboneutre… mais polluant?

Publié le 01/02/2024 à 13:29

Carboneutre… mais polluant?

Publié le 01/02/2024 à 13:29

Par Courrier des lecteurs

Lafarge n’est pas la seule entreprise d’un secteur à haute intensité carbone à offrir des produits dits «carboneutres». (Photo: courtoisie)

Un texte de Me Antoine Tremblay fondateur, président, avocat pour Vironsogo et de Me Julien Beaulieu, chercheur affilié avec le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) et chargé de cours en droit à l’Université de Sherbrooke

 

COURRIER DES LECTEURS. Du béton carboneutre, ça peut vous sembler surprenant? 

On pourrait à première vue le penser, étant donné que l’industrie du ciment contribue à environ 8% des émissions de GES à l’échelle mondiale. 

C’est pourtant ce qu’affiche présentement la multinationale Lafarge sur certaines de ses bétonnières. En effet, l’entreprise offre une gamme de produits de béton «durable» qui procurerait entre 30% et 90% de réduction des émissions de CO2 comparativement au béton standard, grâce à l’utilisation de procédés industriels «écoresponsables». 

Sur son site web, l’entreprise n’indique toutefois pas comment elle neutralise les émissions résiduelles pour atteindre la carboneutralité – possiblement grâce à l’utilisation de crédits de compensation du carbone émis. 

Lafarge n’est pas la seule entreprise d’un secteur à haute intensité carbone à offrir des produits dits «carboneutres». En effet, de nombreuses compagnies aériennes canadiennes offrent à leurs clients de compenser les émissions attribuables aux vols effectués par ces derniers en se procurant des crédits de compensation du carbone émis. De même, de plus en plus de produits alimentaires sont dotés d’une écoétiquette certifiant leur carboneutralité, allant de la viande aux friandises.

 

Controverses juridiques 

Ce genre de déclarations pourrait sembler trompeur à première vue. En effet, on pourrait penser que la commercialisation d’un produit qui est carboneutre n’émet aucun gaz à effet de serre. D’ailleurs, le terme «carboneutre» a fait l’objet de plusieurs controverses juridiques au cours des dernières années, qui ont notamment remis en cause son utilisation lorsque celle-ci repose en tout ou en partie sur la compensation carbone. 

Par exemple, en 2022, l’entreprise Danone a été poursuivie en justice dans le cadre d’une action collective dans l’État de New York pour avoir publicisé la vente de bouteilles d’eau qui seraient carboneutres, grâce à des crédits de compensation du carbone émis. De même, au printemps dernier, Delta Airlines a été poursuivie pour représentations trompeuses en lien avec son utilisation de tels crédits compensatoires. 

Au Canada, en 2021, l’entreprise Shell a fait l’objet d’une plainte au Bureau de la concurrence en lien avec sa campagne «Adoptez une conduite carboneutre», qui permettait aux consommateurs de combustibles fossiles d’acheter des crédits afin de compenser l’empreinte carbone associée à la production et à la consommation de carburant. L’enquête du Bureau de la concurrence s’est conclue en décembre dernier après que Shell ait volontairement mis fin à cette pratique et retiré de son site web toute référence à cette campagne. 

Contrairement aux droits d’émission échangés sur le marché du carbone réglementé par le gouvernement du Québec, les crédits de compensation du carbone autrement offerts dans le marché ne sont assujettis à aucune réglementation spécifique au Canada. Ainsi, on voit des entreprises se procurer des crédits carbones de faible qualité (par exemple: des crédits qui garantissent la captation et la séquestration du carbone uniquement pour une courte période) et prétendre à la carboneutralité, sans devoir passer par une procédure indépendante de vérification, de certification ou de divulgation accréditée ou réglementée.

 

Certifications volontaires 

Ce n’est toutefois pas le cas de Lafarge, qui indique que son béton «carboneutre» est certifié par deux organisations privées indépendantes. Cependant, de telles certifications sont volontaires, et il n’est pas toujours possible pour le public de vérifier adéquatement la crédibilité des compensations carbones mises en œuvre. Une analogie peut par ailleurs être faite avec les certifications écologiques, qui n’ont pas toutes la même valeur, comme le rappelait le magazine Protégez-Vous dans une récente enquête. 

Malgré l’absence de réglementation spécifique, il est bon de savoir que l’utilisation trompeuse de crédits carbones peut tout de même mener à certaines sanctions judiciaires. En effet, toutes les entreprises sont assujetties aux lois sur la publicité trompeuse, dont la violation peut mener, en cas de plainte, à des actions en justice par le Bureau de la concurrence ou par l’Office de la protection du consommateur, ainsi qu’à des recours directs devant les tribunaux par les parties qui considèrent avoir été trompées, notamment au moyen d’actions collectives. 

De plus, le parlement fédéral examine actuellement un projet de loi qui obligerait les entreprises, lorsqu’elles effectuent des représentations sur les «avantages d’un produit pour la protection de l’environnement», à effectuer au préalable des tests suffisants et appropriés fondant la représentation. Cette nouvelle exigence pourrait avoir pour effet d’obliger les entreprises à devoir justifier la qualité des crédits carbones qu’elles utilisent pour faire état de la carboneutralité de leurs produits. 

Les mesures actuelles et proposées demeurent cependant insuffisantes, car elles n’encadrent pas de manière complète le recours aux crédits de compensation du carbone.

 

Nouvelles mesures 

Heureusement, certaines juridictions étrangères ont annoncé qu’elles allaient encadrer de manière directe les allégations de carboneutralité et le recours aux crédits de compensation du carbone. Par exemple, la Californie a récemment proposé de nouvelles mesures qui obligeraient les sociétés faisant affaire dans cet état à divulguer le détail des crédits carbones qu’elles utilisent, notamment le fait que ceux-ci aient été vérifiés par un tiers indépendant. 

L’Union européenne est également allée de l’avant avec une nouvelle directive interdisant l’utilisation du terme « carboneutre » dans la publicité et sur les emballages, en l’absence de preuves suffisantes permettant de fonder l’affirmation. La directive interdira également l’utilisation de ce terme lorsqu’une entreprise a recours à la compensation carbone pour justifier son usage. Par cette dernière interdiction, l’Union européenne souhaite ainsi intensifier le développement par les entreprises de produits qui sont à la base carboneutre. 

La compensation carbone peut avoir un rôle légitime à jouer dans la transition énergétique. Par exemple, le niveau d’avancement technologique actuel ne permet pas toujours de réduire la totalité des émissions de GES d’une activité. Dans ces cas limités (et lorsqu’il n’existe aucune alternative de réduction techniquement viable des GES), des crédits carbones compensatoires peuvent être utilisés afin de limiter l’impact environnemental de l’activité en cause. Les fonds récoltés via la vente de tels crédits peuvent ensuite permettre le financement d’initiatives crédibles de réduction permanente et réelle des émissions de GES.

 

Confusion

Or, nous croyons que l’utilisation inappropriée par les entreprises de certaines affirmations de nature environnementale dans la publicité de leurs produits a pour effet de créer de la confusion, du scepticisme, voire du cynisme au sein de la population.

En effet, selon une récente étude de Deloitte, près de 60% des consommateurs canadiens ne croient plus la plupart des allégations «écologiques» communiquées par les entreprises.

L’importance de la lutte aux changements climatiques, les comportements et les attitudes des consommateurs à l’égard des allégations environnementales des entreprises et les avancées réglementaires en Californie et en Europe devraient inspirer les gouvernements du Canada et du Québec à prioriser l’adoption de cadres réglementaires complets régissant le recours à la compensation carbone par les entreprises.

À la une

Compétitivité: Biden pourrait aider nos entreprises

26/04/2024 | François Normand

ANALYSE. S'il est réélu, Biden veut porter le taux d'impôt des sociétés de 21 à 28%, alors qu'il est de 15% au Canada.

Et si les Américains changeaient d’avis?

26/04/2024 | John Plassard

EXPERT INVITÉ. Environ 4 électeurs sur 10 âgés de 18 à 34 ans déclarent qu’ils pourraient changer leur vote.

L’inflation rebondit en mars aux États-Unis

Mis à jour le 26/04/2024 | AFP

L’inflation est repartie à la hausse en mars aux États-Unis, à 2,7% sur un an contre 2,5% en février.