Grenville-sur-la-Rouge gagne une première manche en appel
La Presse Canadienne|Publié le 28 août 2019L’entreprise de Vancouver poursuit la municipalité de 2800 âmes pour avoir modifié son règlement de zonage.
La petite municipalité de Grenville-sur-la-Rouge, dans les Laurentides, a remporté une première manche mercredi en Cour d’appel, qui a accepté d’entendre sa demande de faire invalider une poursuite de 96 millions $ intentée contre elle par la compagnie minière Canada Carbon.
Rien n’est acquis, toutefois, puisque le banc de trois juges a pris sa décision en délibéré et, parmi les questions que le tribunal doit trancher, se trouve celle de déterminer s’il a ou non la compétence pour se prononcer.
La ville souhaite voir le tribunal déclarer qu’il s’agit d’une poursuite abusive _ communément appelée poursuite-bâillon _ et, donc, qu’elle est invalide, ce qu’elle n’a pas réussi à obtenir de la Cour supérieure.
« Il y a une menace, pas juste contre moi : contre le conseil, la municipalité, nos citoyens », a déploré le maire de Grenville-sur-la-Rouge, Tom Arnold, à l’issue de l’audience à Montréal.
« On ne peut pas rien dire en ce moment à cause de l’épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Ça concerne nos territoires. Pourquoi sommes-nous obligés de vivre comme ça ? » s’est-il interrogé.
Une vingtaine de citoyens ont manifesté dans la grisaille à l’issue de l’audience, afin de signifier leur appui à la cause sous le parapluie de l’organisme S.O.S. Grenville-sur-la-Rouge, dont le porte-parole, Normand Éthier, a fait valoir que l’action de Canada Carbon avait le potentiel de s’attaquer à toute opposition.
« Pour nous, c’est clair que c’était pour faire taire la voix citoyenne. Non seulement ça faisait taire les conseillers municipaux, mais également ça visait à faire taire quiconque pouvait avoir quelque chose à dire qui va à l’encontre de ce que la mine proposait », a-t-il dit.
L’entreprise de Vancouver poursuit la municipalité de 2800 âmes pour avoir modifié son règlement de zonage qui a mis un frein à son projet d’y exploiter une carrière de marbre et une mine de graphite à ciel ouvert.
La somme de 96 millions $ représente les profits que la compagnie minière estime être en mesure de réaliser sur une période de 18 ans, mais pour Grenville-sur-la-Rouge, dont le budget 2019 est de 5,9 millions $, cela représente un peu plus de 16 fois ses revenus annuels.
Poursuite-bâillon ?
La loi interdit depuis 2009 d’intenter une poursuite-bâillon, c’est-à-dire de réclamer des sommes colossales en dommages, contre des individus ou des groupes qui prennent position sur un enjeu. Ces poursuites, qui impliquent de longues procédures judiciaires et des frais d’avocat considérables, ont pour unique but de faire taire des opposants.
Les villes ne sont toutefois pas protégées par cette loi.
« Pour nous, c’est un autre signal que la loi sur les bâillons mérite d’être modernisée parce que les municipalités, surtout les petites (…), sont très vulnérables à ce genre de poursuite », a fait valoir la porte-parole de Québec solidaire, Manon Massé, venue appuyer les manifestants.
« C’est vrai que la loi est mauvaise et il faut qu’ils amendent la loi pour enlever ce danger. C’est notre travail de représenter les intérêts de nos citoyens », a renchéri le maire Arnold.
L’avocat de la municipalité, Me Marc-André Lechasseur, a notamment fait valoir que la poursuite vise non seulement la ville, mais aussi des individus puisque des élus y sont mentionnés pour des propos tenus avant leur élection. C’est donc dire qu’en tant que citoyens non élus, ils n’auraient pas droit à la couverture juridique offerte par leurs fonctions.
Son vis-à-vis représentant la minière, Me Roger Paiement, estime au contraire que la Cour supérieure a pris la bonne décision en refusant d’entendre cette requête en première instance et a contesté la juridiction de la Cour d’appel sur cette question. Quant aux sommes impliquées et aux personnes visées, il a fait valoir que le tout serait décidé lorsque la Cour supérieure se penchera sur le fond de la poursuite.
Plusieurs obstacles
La municipalité avait initialement donné le feu vert à Canada Carbon, mais des citoyens qui avaient milité contre le projet, au premier chef l’actuel maire Tom Arnold, ont pris le pouvoir et modifié le règlement de zonage pour bloquer la portion carrière, qui relève de sa juridiction, alors que la mine relève du gouvernement provincial.
La démarche de la ville en soi n’a toutefois pas mis un terme à un projet en marche : celui-ci n’avait toujours pas obtenu d’autorisation de la Commission de protection du territoire agricole et la compagnie n’a pas encore reçu de permis du ministère des Ressources naturelles pour l’exploitation de la mine, des prérequis incontournables qui n’étaient pas garantis.
La double juridiction implique par ailleurs que la réclamation de 96 millions $ ne tiendrait pas la route advenant que Canada Carbon obtienne gain de cause avec sa poursuite, puisque la ville n’a de pouvoir que sur la carrière et que la somme réclamée représente les profits anticipés pour les deux axes du projet, une réalité que l’avocat de la minière a lui-même reconnue.
« Une volonté on ne peut plus claire de bâillonner »
Les trois juges de la Cour d’appel devront d’abord déterminer s’ils ont compétence pour trancher et, si oui, s’ils jugent la poursuite abusive ou non.
Le juge Jacques Lévesque, qui présidait l’audience, a toutefois indiqué que deux paragraphes de la poursuite, ceux visant personnellement des élus pour des propos tenus avant leur élection, représentaient « une volonté on ne peut plus claire de bâillonner ».
Si la poursuite est jugée abusive, cela mettra un terme aux procédures et obligera la minière à rembourser les quelque 200 000 $ de frais d’avocat engagés jusqu’ici par Grenville-sur-la-Rouge. Sinon, la Cour supérieure pourra alors se pencher sur le fond de la réclamation de Canada Carbon.