Le marché du livre audio freiné dans son développement au Québec
La Presse Canadienne|Publié le 22 août 2024Jusqu’à présent en 2024, le format audio représente un peu plus de 6% des ventes numériques de livres dans la province, indique De Marque. (Photo: Ted Shaffrey / The Associated Press)
En ébullition depuis quelques années, le marché québécois du livre audio se voit freiner dans son élan. Les lecteurs d’ici sont de plus en plus au rendez-vous, mais le financement et la rentabilité font défaut, ce qui rend la production moins attrayante pour plusieurs maisons d’édition.
Des statistiques montrent que ce format, qui consiste en l’interprétation d’une œuvre écrite par un ou plusieurs narrateurs, gagne en popularité au Québec, comme ailleurs sur la planète.
Au sein du réseau des bibliothèques publiques, les prêts de livre audio ont connu une augmentation constante depuis 2019, passant de 20 000 à environ 250 000 en 2023 sur la plateforme Prêtnumérique. Pour l’année en cours, les emprunts atteignaient près de 200 000 en date du 1er août, selon les chiffres de Bibliopresto, l’organisme qui chapeaute les ressources numériques pour les bibliothèques.
La firme de développements technologiques De Marque, distributrice d’ouvrages numériques publiés par les éditeurs québécois et franco-canadiens, fait état d’une croissance des revenus de près de 150% pour le livre audio de 2020 à 2023.
Elle mentionne que 60% des revenus découlent d’achats institutionnels. Le 40% restant provient du grand public, dont près du tiers des ventes ont lieu sur des plateformes d’abonnement.
Jusqu’à présent en 2024, le format audio représente un peu plus de 6% des ventes numériques de livres dans la province, indique De Marque.
Ces données n’incluent pas la plateforme Audible d’Amazon, qui accapare une part importante du marché.
Pendant la même période, la production québécoise a également affiché une croissance, grâce à un soutien financier de Patrimoine canadien. Mais cette aide ponctuelle a pris fin l’an dernier. Résultat: l’offre s’en trouve affaiblie avec des maisons d’édition qui ont décidé de mettre la pédale douce.
«On a produit peut-être au Québec environ 2000 titres en français de nos auteurs d’ici. Mais depuis un an, il y a vraiment un recul sur la production faute de financement», constate Joanie Tremblay, cofondatrice de Narra, reconnue comme la première plateforme dédiée aux livres audio québécois.
Elle observe aussi cette diminution par l’entremise du studio Bulldog, qui offre des services d’enregistrement de narration et pour lequel elle occupe le poste de directrice générale.
«Les éditeurs ont envie d’aller de l’avant», affirme Joanie Tremblay. Mais le financement étant absent et la consommation étant encore relativement faible, il devient plus difficile pour eux d’en produire, expose-t-elle.
Loin de la rentabilité
Les éditions Alto sont de ceux qui ont cessé pour le moment l’expérience du format audio après une douzaine de productions. «À ce jour, je suis à des kilomètres et des kilomètres de la rentabilité», évoque le président fondateur et directeur de l’édition, Antoine Tanguay.
Il donne l’exemple du livre «Pas même le bruit d’un fleuve» d’Hélène Dorion. Le roman s’est vendu à plusieurs milliers d’exemplaires à sa sortie, alors que le format audio, paru plus tard, a été vendu 84 fois.
«Il y a un gouffre énorme dans la vente de livres audio», déclare Antoine Tanguay.
À l’inverse, le groupe d’édition La courte échelle a décidé de poursuivre l’expérience même si le programme du gouvernement fédéral n’a pas été reconduit. Au cours de l’automne, il fera paraître cinq nouveaux titres.
«C’est la première fois qu’on en fait autant. Habituellement, on en fait un à deux par saison», souligne la directrice commerciale, Marianne Dalpé.
Même si «les coûts de production sont présentement énormes par rapport aux chiffres de vente», La courte échelle voit le format audio comme un investissement à long terme qui s’inscrit dans une tendance mondiale, mentionne Marianne Dalpé.
«On regarde ce qui se passe sur la planète, puis présentement, on est (le Québec) à peu près les seuls où ça n’a pas encore explosé, dit-elle. Mais on le sent actuellement, Audible sont très agressifs au niveau des demandes de contenu, des promotions. Ils ont les chiffres mondiaux, donc ils sont capables de voir ce qui se passe ailleurs. Je pense qu’ils ont vu justement qu’il y avait un marché énorme à développer ici.»
Appel à mieux soutenir le livre audio
Joanie Tremblay et la seconde cofondatrice de Narra, Sandra Felteau, ont récemment interpellé le ministère de la Culture et des Communications du Québec pour un meilleur soutien aux livres audio. Elles ont déposé au gouvernement un mémoire en mars dernier.
À long terme, elles souhaitent une modification au niveau législatif afin de reconnaître le livre audio et que celui-ci puisse bénéficier des mêmes sources de financements que le livre papier.
À court terme, les deux femmes proposent de créer une table de concertation avec les éditeurs, les auteurs, les producteurs et les libraires, puis de débloquer une enveloppe d’urgence pour la production.
Joanie Tremblay pointe aussi comme frein à la production la présence de gros joueurs, «qui ne redistribuent pas nécessairement les revenus de façon équitable au Québec».
Pour sa part, Antoine Tanguay estime que le livre audio québécois pourrait bénéficier d’une meilleure visibilité afin de développer un public et assurer une certaine rentabilité. Selon l’éditeur, le lectorat «se fait encore trop timide».
«Qu’on fasse des critiques de livres audio peut-être, suggère-t-il. De dire, on a écouté la version audio de tel livre. Et je dis bien la version. Ce n’est pas un clone lu, c’est l’interprétation d’un livre. Il y a quelque chose de différent dans l’expérience audio par rapport au papier.»
L’intelligence artificielle, une avenue?
La narration d’un livre audio est souvent confiée à un comédien ou une comédienne. Ces voix humaines pourraient-elles être remplacées par l’intelligence artificielle (IA) afin de diminuer les coûts de production?
Antoine Tanguay a participé en juin aux rencontres du livre audio à Strasbourg où il a notamment été question de l’utilisation de l’IA. Il mentionne que plusieurs producteurs ont décidé de se tourner vers ces technologies. Et «les résultats sont assez étonnants» au niveau de la qualité, observe-t-il.
«L’intelligence artificielle par définition se nourrit avec des banques de voix, et s’améliore à vitesse grand V. (…) C’est peut-être juste une question de temps avant qu’on ait une voix naturelle», affirme Antoine Tanguay.
Joanie Tremblay a encore des réserves quant à la qualité de l’interprétation et du jeu avec l’IA.
«Je ne suis pas chaude à l’idée parce qu’il y a quand même un travail d’artisanat derrière la production d’un livre audio. (…) Pour l’instant, je ne pense pas qu’une intelligence artificielle est capable de donner ce résultat-là qu’on a avec un vrai humain qui incarne ces livres-là», soutient Joanie Tremblay.
Sur le plan monétaire, les économies resteraient minimes alors que la narration ne représente pas le poste de dépenses le plus important dans la production, indique Marianne Dalpé de La courte échelle. Mais c’est surtout sur le plan éthique que le groupe d’édition refuse de toucher à l’IA.
«Nous on travaille avec des créateurs. Je me verrais très, très mal faire affaire avec l’intelligence artificielle pour de la narration quand c’est quelque chose qui a été produit par des créateurs d’ici», fait valoir Marianne Dalpé.
Par Frédéric Lacroix-Couture