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Lac-Mégantic: le projet de voie de contournement est devenu «tabou»

La Presse Canadienne|Mis à jour le 21 octobre 2024

Lac-Mégantic: le projet de voie de contournement est devenu «tabou»

La mairesse de Lac-Mégantic, Julie Morin, se tient près de la voie qui traverse toujours le centre-ville, le mercredi 16 octobre 2024, à Lac-Mégantic. (Photo: Ryan Remiorz / La Presse Canadienne)

Lac-Mégantic — Un jour de semaine, 12h56, à Lac-Mégantic, le ciel est bas, le lac est agité et un train du Canadien Pacifique siffle au centre-ville.

Les quelques clients attablés au Musi-Café l’entendent, même avec la musique rock qui est déversée des haut-parleurs. 

Des conteneurs orange Hapag-Lloyd succèdent à des wagons-citernes noirs. Du pétrole. Le train continue de défiler à basse vitesse. 

Tout près des banquettes du resto, une photo de l’ancienne façade de ce resto-bar, avant qu’il ne soit rasé comme tout le reste du centre-ville par la catastrophe ferroviaire du 6 juillet 2013. Beaucoup des 47 victimes se trouvaient dans ce bar. 

À 13h08 on aperçoit la queue du convoi. On entend les locomotives qui grondent en grimpant la côte… celle qui mène à Nantes. 

C’est là que le train fou de 72 wagons de pétrole brut de la Montreal Maine and Atlantic était stationné, sans conducteur, c’est là que la locomotive a pris feu et subi une avarie de ses freins, avant qu’il ne se mette à dévaler la pente, la deuxième plus longue au Canada.

Pas moins de 6 millions de litres de pétrole ont été déversés. Outre les 47 morts, 44 résidences et commerces ont été détruits, 2000 personnes ont été évacuées. 

«Vous n’êtes pas tannés» de voir passer encore des trains au centre-ville? demande-t-on à la serveuse.   
«Ah ouais… ils vont contourner…», a-t-elle répondu, en faisant allusion au projet de voie ferrée de contournement du centre-ville. 

Après la douleur, la détresse et la solidarité unanime qui ont suivi le cataclysme, le débat s’est envenimé sur la nécessité de la voie de contournement et il s’étire encore aujourd’hui. 

Le dossier final monté par Ottawa et le Canadien Pacifique n’a pas encore été présenté devant l’Office des transports du Canada (OTC) pour autorisation. Les élus locaux pour leur part déplorent le silence de Transports Canada, maître d’œuvre du chantier. 

Fervente partisane de ce projet, la mairesse de Lac-Mégantic, Julie Morin, exprime une certaine impatience, plus de 11 ans après le désastre.  

«Les trains sont plus longs avec le Canadien Pacifique», dit la mairesse, qu’on rencontre dans son bureau à l’hôtel de ville, à proximité du chemin de fer.  

Il en passe trois ou quatre par jour, transportant du bois, des hydrocarbures, du chlore.
«Ça ravive la plaie», s’attriste-t-elle.

Peu après, à sa sortie de l’hôtel de ville, la mairesse est accrochée dans la rue par deux touristes du Nouveau-Brunswick qui lui demandent de localiser les circonstances de la tragédie. Pas moyen d’échapper à cette page sombre de l’Histoire méganticoise, même au quotidien. 


Un «tabou»

La voie de contournement, un projet du fédéral pour éviter une autre tragédie du genre, devrait voir le jour en 2027, espère la mairesse. Elle dessinerait un grand arc à partir du nord vers l’est pour revenir vers l’ouest une fois le centre-ville évité. 

L’OTC attend la demande d’autorisation de Transports Canada et le Canadien Pacifique, qui sont encore en train de préparer la «documentation nécessaire», précise-t-on. La construction pourrait s’étendre sur cinq ans, selon un calendrier officiel. 

Lac-Mégantic est favorable au projet, mais ses deux voisines, Nantes et Frontenac, sont contre ce tracé de 12,5 km, dont le coût pourrait dépasser le milliard, affirment certains — pour un projet qui avait été estimé à 133 millions $ à l’origine — mais jamais le gouvernement n’a confirmé ce chiffre. 

C’est devenu un enjeu clivant, un «tabou», confie la mairesse: «Les coiffeuses ne l’abordent pas, elles me le disent.»

Il y a de la «désinformation» sur les conséquences du tracé, poursuit-elle, en accusant les maires de Nantes et de Frontenac de mener une «campagne de peur» concernant la nappe phréatique, alors que les trois municipalités participent pourtant à un programme commun d’analyse et de suivi des 137 puits.

«Après 11 ans, je pense que c’est un sujet qui est dépassé», soutient le maire de Nantes, Daniel Gendron, au cours d’une entrevue à la caserne des ambulanciers où il travaille, au centre-ville de Lac-Mégantic.  

«Avec tout ce qui est sorti des analyses sur l’eau potable, sur les milieux humides, je pense que les gens ne veulent plus de voie de contournement. Ça n’a jamais été socialement acceptable parce que ça nous a été imposé. L’acceptabilité sociale n’est plus là, même à Mégantic.»

«Dans l’ensemble de la région, les gens sont contre», renchérit son frère, Gaby Gendron, maire de Frontenac, au cours d’une entrevue à son bureau municipal. 

Le projet est «une commande [du premier ministre] Justin Trudeau et tous ceux qui sont contre, ils ne veulent pas les entendre». 

À Frontenac, 92,5% des participants à un référendum ont voté contre. 

«La population est divisée et le train circule toujours en plein centre-ville, au même endroit où il a fait trop de victimes», a déclaré le député fédéral Luc Berthold, dans une entrevue avec La Presse Canadienne. 

Lui-même dit avoir beaucoup de mal à déterminer l’acceptabilité sociale du projet chez ses électeurs. Les riverains de la future voie ferrée sont contre, tandis que ceux qui vivent à Lac-Mégantic sont pour, fait-il remarquer.   

«Ce n’est pas un enjeu de popularité, c’est un enjeu de sécurité», a fait valoir la mairesse de Lac-Mégantic, qui refuse de tenir un plébiscite sur cet enjeu dans sa municipalité.

«L’accès à l’eau, c’est aussi une question de sécurité», riposte le maire de Frontenac, Gaby Gendron, faisant référence aux inquiétudes.

Elle déplore qu’on accorde trop de place aux opposants, «toujours les mêmes quatre ou cinq personnes», selon ses mots.

«Il y a trop d’émotions dans ce dossier, ce n’est pas un projet d’infrastructures ferroviaire traditionnel, c’est un projet de rétablissement social», argue Mme Morin, en rappelant que ses concitoyens souffrent encore.

En 2018, pas moins de 71,9 % des adultes de Lac-Mégantic présentaient des manifestations modérées ou sévères de stress post-traumatique, selon une étude du CIUSSS de l’Estrie. 

Le tiers des répondants à cette enquête avait accueilli favorablement l’annonce d’une voie de contournement, rappelle la municipalité dans un mémoire. 


«Un show»

Il y a un an, en octobre 2023, le ministre fédéral des Transports de l’époque, Pablo Rodriguez, est venu annoncer le début des travaux.  

«Je comprends les gens qui vivent l’expropriation d’être mécontents et qu’il y ait de la douleur aussi, on les écoute, puis on les entend aussi, mais on doit aller de l’avant», avait dit celui qui est aujourd’hui candidat à la direction du Parti libéral du Québec (PLQ).

«C’était un show», dit la mairesse à propos de cette annonce, sans rancune toutefois.

«M. Rodriguez, il voulait envoyer le message que, symboliquement, le gouvernement continuait d’appuyer le projet, a-t-elle expliqué. Ce sont des travaux préparatoires que la Ville, nous-mêmes, on faisait déjà.» 

Transports Canada mène le projet de voie de contournement, tandis que Services publics et Approvisionnement Canada s’occupe des expropriations sur la nouvelle emprise. 

«Le nombre de propriétaires qui ont déjà accepté l’offre d’indemnisation leur ayant été transmise continue d’évoluer et, en date du 18 octobre 2024, 32 offres sur 42 avaient été acceptées et signées», a confirmé un porte-parole de Services publics et Approvisionnement Canada.

«Il reste quelques citoyens qui s’opposent fermement, mais c’est une minorité», soutient Mme Morin. 
Il n’y a que cinq terrains touchés à Nantes et neuf à Frontenac, fait valoir la mairesse en assurant que tout a été fait pour limiter les impacts, le nombre de ponceaux, etc.  

Lac-Mégantic pourra récupérer l’emprise actuelle de la voie au centre-ville pour ériger des projets immobiliers, etc. 

Mais le maire de Nantes, Daniel Gendron, regrette qu’on lui laissera une longue courbe en pente, l’actuel tracé: «Je vais faire quoi avec ça? Une piste d’avion en U?» 

Il a pour sa part fait évaluer les pertes financières causées par la perte des milieux humides induits par le nouveau tracé, 190 000$ par an, dit-il, ainsi qu’une perte potentielle de 5 millions $ en taxes foncières pour des projets immobiliers qui ne verront pas le jour.

Il réclame de nouvelles consultations du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), un dédommagement des municipalités et une indemnisation plus généreuse pour les propriétaires. 
Julie Morin maintient que le chantier se réalisera. «Moi, je peux défendre le projet et défendre pourquoi on ne l’abandonnera jamais», conclut-elle. 

Une liste de questions a été acheminée à Transports Canada, concernant notamment l’estimation du coût du projet, les étapes qui restent à franchir, le risque pour la nappe phréatique, mais le ministère n’avait toujours pas donné suite à la requête lundi. 

Rappelons que le projet de voie de contournement a été annoncé officiellement en mai 2018, avec une entente de financement conjointe Ottawa-Québec, respectivement à hauteur de 60 % et 40 %. 
Le projet réduit le nombre de résidences situées à proximité de la voie ferrée, de 258 à 18 dans une emprise de 100 mètres. 

Dans le budget de 2022, Ottawa a débloqué 237,2 millions $ sur cinq ans pour la construction du projet et le démantèlement de la voie actuelle. 

Au printemps 2024, un inventaire des milieux humides de la région a été réalisé, en vue d’évaluer la superficie des milieux humides touchés par le projet et estimer le montant à verser au Fonds de protection de l’environnement et du domaine hydrique de l’État du gouvernement du Québec. Frontenac souhaiterait d’ailleurs que le montant soit plutôt versé aux municipalités affectées. 

En juillet dernier, 14 opposants ont officiellement déposé une demande de révision judiciaire pour contester la procédure d’expropriation. La révision judiciaire est en cours.

Rédigé par Patrice Bergeron