Les «camions légers» représentent aujourd’hui presque le tiers de tous les véhicules sur nos routes. (Photo: 123RF)
OPINION. La déclaration récente du ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, sur la nécessité de réduire approximativement de moitié le parc automobile québécois (et mondial, on présume, logiquement) a fait couler beaucoup d’encre dernièrement.
Réduire les émissions de gaz à effet de serre par la diminution du nombre de voitures semble être une évidence dans le contexte climatique que nous connaissons.
Même le passage à la voiture électrique, aussi bénéfique peut-il être, ne réglera pas le problème de la multiplication des voitures en raison des besoins immenses en minéraux et de la quantité phénoménale d’énergie électrique que celle-ci nécessite.
Autrement dit, la nécessité d’une politique de réduction du nombre de véhicules au Québec exige une analyse approfondie de l’ampleur de ce que ceci pourrait impliquer.
Inverser 75 ans d’urbanisme
En premier lieu, imposer une telle «solution» quand l’entièreté de notre infrastructure et de notre planification urbaine a été conçue pour accommoder et promouvoir la voiture depuis la période d’après-guerre demande qu’on précise un tant soit peu les politiques et les moyens employés pour en arriver au résultat voulu.
Bien entendu, il est possible théoriquement de se lancer dans un nouveau modèle d’urbanisme et de développement de l’infrastructure qui pourrait permettre une réduction du parc automobile.
Encore faudrait-il s’entendre sur ledit modèle à adopter, un débat qui fait rage depuis des décennies. Inéluctablement, ce nouveau modèle d’urbanisme doit aussi englober une grande politique économique et sera donc d’une énorme complexité.
Comme le modèle de développement précédent axé sur l’usage de la voiture, un modèle «alternatif» d’une telle complexité sera inévitablement truffé de problèmes, certains dont on ne peut même pas encore imaginer la nature, un phénomène redoutable en politiques publiques, économiques et en affaires qu’on nomme la loi des conséquences inattendues.
On ne peut également parler rationnellement d’un tel réalignement structurel sans chiffrer le coût et la faisabilité que ceci représenterait.
On peut penser aux coûts du REM et de l’extension du métro vers Laval pour nous donner une idée de ce qui serait à faire en matière d’infrastructure, ce qui ne serait qu’une fraction de la quantité et de l’ampleur des projets que nécessiterait une réduction substantielle des voitures dans la grande région métropolitaine seulement.
Montréal et tout le reste
En matière d’utilisation de véhicules, il n’y a que deux grandes catégories au Québec: Montréal et tout le reste. Le ministre Fitzgibbon a d’ailleurs mentionné brièvement que les grands centres urbains devront en faire plus.
De plus, le Premier ministre Legault et le ministre Fitzgibbon ont admis que certaines concessions seront nécessaires dans les villes et les régions ne possédant pas la densité de population nécessaire pour permettre une proximité minimale des services et des commerces et où l’utilisation de la voiture est essentielle à la qualité de vie des citoyens.
Mais il semble difficile d’envisager une réduction du parc automobile dans un tel contexte alors que la croissance de la population au Québec prend principalement place à l’extérieur de l’île de Montréal, au sein de ses banlieues en croissance constante.
Tôt ou tard, l’État ne pourra pas simplement compter sur des incitatifs et la bonne volonté des citoyens, car si cette approche avait fonctionné, le parc automobile québécois aurait déjà diminué, ou du moins stagné. Au contraire, il a augmenté à un taux largement supérieur à la croissance de la population au Québec au courant des dernières décennies.
Pour atteindre ses objectifs, l’État devra adopter des mesures coercitives ou fiscalement punitives peu populaires politiquement pour réduire le nombre de voitures. Ceci suscite quelques questions:
• Quand on réalise que la croissance du nombre de véhicules au Québec est largement la conséquence de la multiplication des «camions légers» (184% entre 2000 et 2021), qui représentent aujourd’hui presque le tiers de tous les véhicules sur nos routes, doit-on instaurer une taxe punitive à l’achat de ces véhicules pour en réduire le nombre?
• Conséquemment, devons-nous appliquer des politiques restrictives similaires à d’autres catégories de véhicules secondaires en croissance forte depuis 2020 comme les véhicules tout-terrain (93%), les motoneiges (58%) et les motocyclettes (139%), qui représentent à trois 12% du parc automobile dans la province?
• Le gouvernement devra-t-il créer deux catégories de citoyens, ceux vivant en ville, principalement à Montréal, et les autres? Ceci pourrait-il occasionner un autre exode de Montréal vers les banlieues alors que certains voudront garder leur voiture à tout prix si les mesures sur l’île devaient être jugées trop strictes par certains?
• Y aura-t-il une limite sur le nombre de voitures par personne (ou par adresse) ou même un plafond global de voitures pour l’île de Montréal ou pour le Québec en entier?
• Comment pouvons-nous comptabiliser la part des automobilistes qui transitent sur l’Île quotidiennement, mais qui vivent en banlieue de Montréal? Auront-ils besoin d’un permis spécial si les mesures diffèrent régionalement?
• Comment gérer ce qui sera pratiquement un coup fatal pour le secteur automobile et des activités commerciales connexes qui verront leur potentiel diminuer de moitié à terme?
• Comment penser que le nombre net de voitures pourrait être réduit de moitié alors que la population devrait croître de façon significative (et donc la demande de voitures) grâce aux politiques d’immigration qui visent des niveaux records au Québec et au Canada? On estime que la population du Québec atteindra dix millions d’individus vers la moitié du 21e siècle (et le Canada 100 millions d’ici la fin du siècle, d’après les objectifs de l’Initiative du siècle).
De toute évidence, si on peut facilement imaginer le résultat final et souhaitable d’un monde avec peu de voitures, il est plus difficile de concevoir les processus et les politiques concrètes qui permettront d’atteindre les objectifs sans heurts majeurs ou qui risquent d’être simplement en contradiction fondamentale avec d’autres politiques.
La voiture, cette solution d’antan
Paradoxalement, la voiture était initialement une avancée et un progrès sans précédent de la civilisation moderne, une solution aux limitations des moyens de transport de l’époque ainsi qu’un moyen de permettre l’étalement de la population autour des grands centres urbains et éviter une surpopulation de ces derniers.
La fabrication de masse de l’automobile a également permis de transformer ce qui était un bien réservé aux mieux nantis pour rendre la voiture accessible et abordable pour les autres classes économiques, permettant une croissance objective de la richesse matérielle collective.
La voiture était et est toujours un tel succès qu’on peine encore à penser et à concevoir un système économique viable qui permettrait la continuation de la croissance tout en s’en départissant.
Après tout, un des indicateurs de la croissance économique d’un pays est souvent l’adoption en masse de la voiture, comme on a pu le constater en Chine au courant des dernières décennies alors que le pays s’est industrialisé à grande vitesse et que le citoyen moyen a profité de la hausse significative de ses revenus pour s’acheter une voiture.
Réalisme ne veut pas dire pessimisme
Une analyse sobre et réaliste ne veut pas dire que nous devons être pessimistes face à l’avenir, bien au contraire.
L’objectif de réduire significativement le parc automobile québécois est non seulement souhaitable pour des raisons écologiques, mais ceci nous donne une occasion en or de repenser et d’améliorer un modèle d’urbanisme et même économique qui semble avoir dépassé ses limites.
L’immobilisme n’est donc pas une option, mais notre empressement ne devrait pas se traduire en naïveté face à l’ampleur de ce chantier pharaonique qui nous attend.