Un arrêt prolongé du transport ferroviaire aurait été catastrophique pour l’économie canadienne. (Photo:123RF)
ANALYSE ÉCONOMIQUE. La question est sur plusieurs lèvres, alors qu’Ottawa a dû intervenir pour mettre fin au lock-out au Canadien National (CN) et au Canadien Pacifique Kansas City (CPKC): le transport ferroviaire est-il un service essentiel? Si la réponse est oui, comment faire en sorte que les arrêts de travail soient moins nombreux et que ce service soit plus fiable et prévisible, tout en respectant le droit à la grève et au lock-out?
Cet équilibre à atteindre représenterait tout un défi, car il met en concurrence des droits fondamentaux dans notre société et dans la plupart des démocraties libérales.
D’une part, le droit à la grève, dont la Cour suprême du Canada a reconnu la protection constitutionnelle en 2015, car ce droit est un élément indispensable dans le processus pour négocier des conventions collectives.
D’autre part, le droit collectif de vivre dans une société où il n’a pas d’atteinte à la santé et à la sécurité économique des citoyens – et on pourrait ajouter à celle des entreprises et des travailleurs dans les autres secteurs.
Ce jeudi, moins de 24 heures après le déclenchement d’un lock-out par le CN et le CPKC (et non pas d’une grève), Ottawa a donc demandé au Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) d’intervenir pour mettre fin rapidement au conflit de travail opposant les Teamters aux patrons des deux transporteurs.
S’appuyant sur l’article 107 du Code canadien du travail (utilisé qu’à cinq reprises depuis 25 ans), le ministre fédéral du Travail, Steven MacKinnon, a demandé jeudi au CCRI d’imposer un arbitrage définitif et exécutoire dans les plus brefs délais.
Toutefois, ce vendredi midi, les syndiqués du CPKC n’étaient toujours pas retournés au travail, tandis que les Teamters avaient envoyé un préavis de grève au CN, avec un débrayage prévu lundi, selon le Globe and Mail.
L’article 107 du Code canadien du travail
L’article 107 stipule que «le ministre peut prendre les mesures qu’il estime de nature à favoriser la bonne entente dans le monde du travail et à susciter des conditions favorables au règlement des désaccords ou différends qui y surgissent; à ces fins il peut déférer au Conseil toute question ou lui ordonner de prendre les mesures qu’il juge nécessaires».
Pour l’essentiel, le tribunal quasi judiciaire indépendant devra entendre les deux parties afin de trancher la poire en deux. L’objectif est de déterminer un nouveau contrat de travail satisfaisant pour les syndiqués et les patrons.
Bien entendu, ce n’est pas le scénario idéal; une entente mutuelle entre les deux parties aurait été préférable.
Mais le gouvernement libéral de Justin Trudeau avait-il le choix?
Un arrêt prolongé du transport ferroviaire aurait été catastrophique pour l’économie canadienne. Chaque jour, le train transporte grosso modo pour une valeur d’un milliard de dollars de marchandises, selon la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI).
Les approvisionnements et la distribution de la plupart des entreprises au Canada étaient à risque, et ce, du secteur pharmaceutique à l’industrie forestière en passant par le secteur minier, l’agriculture et le commerce de détail, incluant les épiceries.
C’est sans parler du fait qu’environ 75% des objets qu’on retrouve autour de nous, dans notre résidence et au travail, ont été transportés par train, selon le Conseil du patronat du Québec (CPQ).
Pour l’instant, l’économie canadienne semble avoir échappé à un séisme économique majeur avec l’intervention d’Ottawa dans le conflit de travail.
Mais pour combien de temps encore?
Six interruptions de service depuis 12 ans
Depuis 12 ans, le transport ferroviaire au pays a été perturbé à six reprises en raison de conflits de travail, soit cinq grèves et un lock-out (celui déclenché dans la nuit de mercredi à jeudi), selon un décompte effectué par La Presse canadienne.
- 2012 : grève de 9 jours au CP
- 2015 : grève de 2 jours au CP
- 2018 : grève de 16 heures au CP
- 2019 : grève de 8 jours au CN
- 2022 : grève de 2 jours et demi au CP
- 2024 : lock-out au CN et au CPKC
En moyenne, cela représente une interruption de service tous les 2 ans!
Le moins qu’on puisse dire, c’est que le service ferroviaire au Canada – un duopole, sans concurrence – ne se démarque pas vraiment par sa stabilité et la continuité de son service.
On peut comprendre que les chefs d’entreprise, incluant les agriculteurs, commencent à développer une sorte d’anxiété quant à la fiabilité du chemin de fer.
Ce qui nous ramène à notre question de départ: le transport ferroviaire est-il un service essentiel?
Au Québec, la notion de service essentiel s’applique aux services publics et au réseau de la santé et des services sociaux, dont l’interruption «peut avoir pour effet de mettre en danger la santé et la sécurité publique», selon le Tribunal administratif du travail.
Au fédéral, on estime qu’un service est essentiel quand il est «nécessaire à la sécurité publique, ou d’une partie du public, à un moment donné», selon le gouvernement canadien.
Ces services essentiels comprennent le paiement des prestations d’assurance-emploi, des prestations du Régime de pensions du Canada, des prestations de soutien du revenu versées aux anciens combattants ainsi que des prestations de la sécurité de la vieillesse.
Actuellement, le transport ferroviaire n’est pas considéré comme un service essentiel au Canada et au Québec, même s’il s’agit d’un secteur crucial et que son interruption peut potentiellement mettre en danger la santé et la sécurité publique.
L’Organisation internationale du travail (OIT) ne classe pas non plus le transport ferroviaire comme un service essentiel, comme du reste la majorité des pays en Amérique du Nord et en Europe, selon diverses législations du travail.
Cela dit, il y a certainement matière à un débat public en profondeur à ce sujet, tout en respectant le droit à la grève et au lock-out.
Si on arrive néanmoins à la conclusion que le transport ferroviaire n’est toujours pas un service essentiel, on pourrait à tout le moins miser sur un meilleur encadrement des négociations en amont dans cette industrie, avant qu’un conflit de travail n’éclate.
Prévenir les conflits de travail en amont
Ainsi, Ottawa pourrait mieux accompagner les parties patronale et syndicale pour les aider à renouveler les conventions collectives, avec par exemple un service d’un médiateur-conseil dès le début des pourparlers.
Chose certaine, le statu quo n’est plus soutenable.
L’économie et la société au Canada ne peuvent plus pâtir régulièrement – en moyenne aux 2 ans – d’une interruption du transport ferroviaire.
C’est sans parler de l’image de partenaire commercial fiable du Canada qui en prend pour son rhume à l’étranger, principalement aux États-Unis, où se rendent les réseaux du CN et du CPKC.
Le transport ferroviaire n’est peut-être pas un service essentiel pour les citoyens.
En revanche, il l’est assurément pour les entreprises.