Anik Pelletier, vice-présidente du service de Langage de marque chez Bleublancrouge (Photo: courtoisie)
COURRIER DES LECTEURS. L’avenir du français au Québec inquiète. Les nombreux sondages sur son utilisation dans divers milieux sont alarmants. Des organismes voués à sa défense y vont de campagnes fondées sur la prémisse qu’au contact d’autres langues, surtout l’anglais, le français est voué à la quasi-extinction. Je lisais il y a quelques jours une entrevue avec l’ex-première ministre Pauline Marois, qui s’inquiète de la situation du français dans la province. Je partage entièrement ses préoccupations, mais là où nos opinions divergent, c’est dans les raisons qui expliquent notre inquiétude. Pauline Marois se désole de l’utilisation de mots anglais dans nos conversations. « C’est en parlant bien et en ne permettant pas à l’anglais de s’infiltrer et de contaminer notre façon de parler qu’on arrivera à protéger le français ».
Je dois avouer que j’ai tiqué à l’idée de partir à la chasse aux mots anglais dans nos conversations et nos échanges informels. Cette invitation à proscrire toute utilisation de mots anglais à l’oral m’apparaît comme une approche contre-productive, qui risque de créer un effet de ressac. Je sais de quoi je parle.
Je ne compte plus les occasions où, en apprenant que je suis traductrice de profession, mes interlocuteurs et interlocutrices se mettent à s’excuser d’utiliser des mots anglais ou des anglicismes dans nos conversations. Les gens, pensant qu’ils ne sont pas à la hauteur, s’enfargent dans les mots et les excuses. Et c’est en partie là que se situe le danger. Lorsque les gens ont peur d’être condamnés pour la façon dont ils parlent, ils finissent par se taire.
Dans son ouvrage La Langue affranchie, Anne-Marie Beaudoin-Bégin explique que le franglais n’est pas synonyme de déclin du français. « On a depuis si longtemps l’idée qu’en refusant d’utiliser des mots anglais, on protège le français qu’on est convaincu que ceux qui en utilisent mettent la langue en danger. » La linguiste rappelle que « si le français québécois était en danger à cause des mots anglais, toutes les langues du monde le seraient également, car toutes les langues du monde empruntent des mots à l’anglais. » J’ajouterais que toutes les langues du monde empruntent à toutes les autres langues et s’enrichissent grâce à ces emprunts.
J’en ai pour preuve une récente entrevue donnée par Bernard Cerquiglini, professeur de linguistique et conseiller scientifique du Petit Larousse, où il s’émerveille de l’ajout du verbe s’enjailler dans la dernière édition du dictionnaire. « C’est un mot qui vient de l’anglais to enjoy, qui signifie apprécier, s’amuser et que l’on entend maintenant en France chez les jeunes. » Cet exemple illustre que le français est bien vivant et évolue au contact d’autres langues et cultures.
Le regretté Alain Rey, linguiste, lexicographe et rédacteur en chef des publications des Dictionnaires Le Robert était un ardent défenseur de ce qu’il a appelé « la grande métisserie ». Dans son ouvrage L’amour du français, il explique que ce qui fait la force d’une langue, ce sont les mélanges, les emprunts. De tout temps, le français a été influencé par d’autres langues et d’autres cultures, et nombre de mots courants aujourd’hui ont été puisés à même ces autres langues. Est-ce à dire que le français s’est appauvri par ces emprunts ? Poser la question, c’est y répondre.
Pour tout vous dire, j’utilise moi aussi des mots en anglais dans le cadre de mes conversations informelles (et parfois aussi formelles). Ça ne m’empêche pas de défendre la langue française avec toute mon énergie depuis trente ans, d’avoir élevé mes enfants en français, de vivre en français, de travailler en français.
Par contre, je soigne mes communications écrites et plus officielles. Je module en fonction du contexte. Car on ne parle pas comme on écrit et on n’écrit pas de la même façon à ses proches par texto qu’on le ferait dans le cadre d’une correspondance d’affaires. C’est en faisant la distinction entre les différents registres de la langue qu’on peut s’adapter aux situations et aux gens qui nous entourent, et qu’on peut faire preuve d’inclusion plutôt que de condamner.
Pour préserver le français, il faut soutenir les entreprises dans leurs efforts de francisation. Il faut enseigner aux jeunes et aux allophones qui apprennent notre langue qu’il y a toutes sortes de façons de s’exprimer selon les circonstances et que l’important, c’est de continuer à utiliser le français. Il faut que ces personnes arrêtent de se culpabiliser parce qu’elles ne parlent pas comme unetelle ou untel le prescrit. De toute façon, une langagière, un chroniqueur ou une première ministre auraient beau prescrire, condamner ou interdire, c’est avec l’usage que tout se décide.
Un texte d’Anik Pelletier, vice-présidente du service de Langage de marque chez Bleublancrouge. Elle évolue dans le milieu de la traduction depuis près de 30 ans et s’occupe de francisation depuis plus de 20 ans.