La culture d'entreprise du journal «n’est pas qu’une histoire de le remplir d’articles tous les jours». (Photo: Fred Lum)
BLOGUE INVITÉ. Le critère de référence pour le succès d’une organisation médiatique à l’ère numérique est pour le moins incertain. Plus d’un journal américain sur cinq a fermé ses portes au cours des 15 dernières années. Au Canada, la presse ne semble pas se porter beaucoup mieux : selon un rapport de décembre 2019, 285 organes locaux de nouvelles ont fermé leurs portes depuis 2008.
Pourtant, le Globe & Mail, l’une des principales entreprises médiatiques du Canada, a réussi à s’adapter aux turbulences du secteur tout en constatant une augmentation de ses revenus d’abonnement. Phillip Crawley, l’éditeur et le chef de la direction de la publication, attribue son succès à sa capacité à identifier les tendances des revenus et à s’y adapter rapidement.
M. Crawley a occupé plusieurs postes de direction dans des entreprises médiatiques en Europe, en Asie et en Nouvelle-Zélande, ce qui lui a permis d’avoir une perspective globale sur l’état de l’industrie. Au cours des dix dernières années, il a observé une plus grande prise de conscience de la part des éditeurs qu’un modèle d’abonnement capable de fournir aux lecteurs un contenu à la fois imprimé et numérique est essentiel à la survie d’un journal.
Depuis le Wall Street Journal en 1997, les publications ont de plus en plus tendance à se tourner vers un système de paiement qui limite l’accès à leur contenu en ligne et leur fournit un flux de revenus régulier indépendamment de la quantité d’activité sur leur site. Le Globe & Mail a commencé à limiter une partie de son contenu en ligne aux abonnés en 2012 et a continué à renforcer le modèle au cours des années suivantes.
« L’industrie ne va pas se sauver avec des revenus publicitaires, fait remarquer M. Crawley. Ni l’imprimé ni le numérique ne suffiront à couvrir vos besoins. Même si ce n’était pas clair il y a dix ans, les revenus d’abonnement doivent constituer un pilier essentiel de l’activité d’une publication. Le rythme du déclin de l’imprimé a été tel au cours de la dernière décennie que j’imagine que toute personne qui supposait que l’imprimé continuerait à payer une grande partie des factures est en train de revoir sa façon de penser. »
M. Crawley prévoit également une consolidation importante dans le secteur de la presse écrite, en particulier aux États-Unis où les entreprises de médias se regroupent à un rythme étonnant. Ces fusions réduisent le nombre de salles de rédaction et d’emplois pour réduire leurs frais.
Même si la croissance des abonnements numériques de la publication génère une augmentation de 20 % des revenus par an, le Globe & Mail continue de bénéficier de son numéro imprimé. Aujourd’hui, les 121 000 abonnés qui reçoivent uniquement la version numérique du Globe & Mail sont plus nombreux que les 117 000 abonnés à la version imprimée du journal. Cependant, M. Crawley estime que le rapport entre les abonnés à la version imprimée et les abonnés à la version numérique est largement équivalent à celui des autres grandes entreprises médiatiques.
« L’imprimé fait toujours de très bons bénéfices, dit-il. Donc, plus vous pouvez vous accrocher à l’imprimé, mieux c’est. »
En tant que plateforme nationale de confiance, le Globe & Mail conserve un avantage sur les quotidiens régionaux pour attirer des revenus d’impression transactionnels. Par exemple, alors qu’un journal de moindre envergure publie généralement moins d’une page d’avis de décès, le Globe & Mail en publie six à sept pages chaque samedi. Pour le Globe & Mail, les revenus générés par ce type de contenu sont en augmentation, conformément à sa réputation de revue de référence.
Néanmoins, M. Crawley reconnaît que les habitudes de consommation des lecteurs évoluent et que la poursuite de ces nouvelles tendances nécessite des efforts importants. Il est fier de la capacité du Globe & Mail à investir de l’argent et du talent pour raconter des histoires qui ont le potentiel d’influencer les communautés et les gouvernements.
La publication assure le succès de son reportage d’enquête en étudiant attentivement les tendances de consommation de son public et en prenant des décisions de publication basées sur les résultats de leurs études. Le Globe & Mail utilise son propre outil d’analyse de données baptisé « Sophi. » L’outil aide M. Crawley et son équipe à suivre le succès d’un article en analysant sa performance en temps réel. Il permet également à la publication de détecter des tendances et de juger de la valeur d’un article avant qu’il ne soit publié et de déterminer la manière d’optimiser sa réception.
« Du lundi au vendredi, en particulier le matin, les lecteurs rattrapent leur retard, explique M. Crawley. Vous apprenez ce que vous avez besoin d’apprendre, vous voyez ce qui s’est passé pendant la nuit, et vous mettez peut-être de côté un texte plus long pour plus tard dans la journée. Le week-end, c’est très différent. Les gens sont prêts à passer beaucoup de temps à lire un article qui est plus long et plus détaillé. »
La croissance du journalisme de campagne au Globe & Mail, comme sa série primée sur les survivants de la thalidomide et l’enquête « Unfounded », ainsi que le développement du journalisme d’enquête sur des sujets tels que l’affaire SNC-Lavalin, jouent également un rôle dans la réputation du journal en tant qu’employeur. Les reportages du Globe & Mail et son encouragement du débat insufflent à son personnel une raison d’être qui est au cœur de leur productivité.
Le travail ciblé qu’entreprend le Globe & Mail est particulièrement attrayant pour les journalistes et les professionnels de l’industrie en devenir qui se sentent parfois déconcertés par les rapports sur l’avenir incertain des médias.
« Si vous parlez aux gens à travers l’entreprise, dont ceux qui n’occupent pas des rôles de rédaction propre comme ceux qui travaillent en analyse des données, en publicité, et en informatique ils comprennent tous clairement qu’ils partagent une mission avec une valeur sociale, dit M. Crawley. Ce n’est pas qu’une histoire de remplir le journal d’articles tous les jours. On se demande aussi chaque jour ce que l’on fait pour aider à faire avancer le Canada. »
Karl Moore et Marie Labrosse. Karl est professeur agrégé à la Faculté de gestion Desautels, et Marie est étudiante à la maitrise en langue et littératures anglaises, tous deux à l’université McGill.
Lien vers le balado (en anglais seulement)
Le présent article est une transcription condensée et modifiée d’une entrevue animée par Karl Moore, professeur agrégé à l’Université McGill, dans le cadre de l’émission The CEO Series, présentée sur les ondes de CJAD et produite par Marie Labrosse, étudiante à la maîtrise en langue et littérature anglaises à l’Université McGill. L’entrevue intégrale fait partie de la plus récente saison de The CEO Series et est disponible en baladodiffusion. Willing Li. Karl est professeur agrégé, et Emily et Willing est son étudiante à la licence en Commerce à l’Université McGill.