(Photo: 123rf.com)
Pressé par l’hyperactivité professionnelle et la vitesse de l’actualité, on oublie que la pensée à long terme demeure essentielle à la pérennité de nos réussites. Échouer de planifier, c’est planifier d’échouer, rappelle Eric Noël, qui a plus de 30 ans d’expérience en stratégie à long terme et a conseillé des transactions de plus de 30 G$ dans plus de 30 pays. Le prospectiviste et initiateur du projet Canada vers 2030 nous propose de réfléchir aux macro-tendances pour mieux anticiper leurs conséquences et mieux s’adapter, voire changer l’avenir. Voici le premier blogue de M. Noël sur LesAffaires.com.
BLOGUE INVITÉ. Le Pacte pour la transition est une déclaration importante d’engagement environnemental citoyen dont je ne doute ni de la sincérité, ni de la nécessité. Nous avons trop longtemps tergiversé à propos des changements climatiques. Toutefois, si mon angoisse écologique des années ’90 a été quelque peu remplacée par une géopolitique en septembre 2001, et financière en 2008, mes craintes des dernières années sont tout autres. La santé des ours polaires me préoccupe autant, mais ceux-ci ne pourront compter demain sur l’aide du génie humain si les enfants du secondaire d’aujourd’hui échouent à mettre en œuvre notre transition techno-démographique.
Parallèlement à l’accélération et aux effets prévisibles du réchauffement climatique, il est question depuis longtemps de l’irréversible marche du Québec vers un choc démographique, la province produisant plus rapidement des aînés que des bébés. Comme je le mentionnais dans un essai publié par L’Institut du Québec en janvier 2018 et dans un texte paru dans L’État du Québec 2018 (Institut du Nouveau Monde), entre 2015 et 2024, un million de travailleurs auront quitté le marché du travail.
D’ici 2030, le nombre de Québécois âgés de 23 à 67 ans, soit la population réellement en âge de travailler, pourrait baisser de 140 000 personnes. En revanche, celle des 68 ans et plus pourrait augmenter de plus de 630 000. Bien qu’on puisse se réjouir maintenant d’une situation de quasi-plein emploi au Québec, la rareté de main-d’œuvre créera des problèmes structurels. Des problèmes d’investissement (pourquoi investir ici si on peine à recruter?), de revenus publics (moins de salariés imposés et les automates ne paient pas d’impôt), de qualité et de performance (la tolérance au manque de compétences aura ses limites), d’inflation salariale (favorisant la substitution homme/machine ou la délocalisation), voire de coupure de service («Fermé, pas d’employés») ou de décrochage scolaire («Ici, on embauche sans diplôme»). Tous ces facteurs auront des effets socio-économiques plus difficiles à prévoir que des hivers plus intenses ou des étés plus chauds.
Pire, au même moment s’amorce la montée de l’intelligence artificielle, de la robotisation et de l’automatisation – elles-mêmes capables de toucher plus de 1,4M de travailleurs québécois qui devront soit profiter, s’ajuster ou se reconvertir à l’arrivée de ces nouvelles technologies. Après les chauffeurs de taxis, les agents de voyage et les propriétaires de franchises de location de DVD, la révolution numérique et ses agents cibleront les professionnels fortement éduqués et bien rémunérés (médecins, ingénieurs, notaires, avocats, gestionnaires de fonds, comptables, chercheurs, etc.) et tous types de services (ce secteur représente 80% des emplois au Québec).
Ainsi, faute d’un essor rapide de la productivité et de la participation au marché du travail, le PIB québécois pourrait reculer de -0,7% à -1% en raison de facteurs démographiques, et, je spécule, d’un autre -0,5% à -1% en raison d’un virage numérique raté. Selon le Ministère des Finances, une variation de 1% du PIB modifie les revenus autonomes du Québec de 650M$ environ.
Plus de départs à la retraite, de plus petites cohortes de jeunes diplômés (elles grossiront un peu dans quelques années), des nouveaux travailleurs à risque de «désuétude technologique» rapide, des travailleurs vieillissants dépassés par les automates et de nouveaux modèles d’affaires numériques hyper concurrentiels souvent établis hors de nos frontières peuvent mettre en danger notre capacité fiscale à répondre aux nouveaux enjeux – incluant tant ceux imposés par mère-nature que par notre démographie. Pourrons-nous à la fois «sauver» la planète, nos travailleurs et nos ainés, et payer nos dettes et nos dépenses courantes ?
En complément à une conscience écologique et à un engagement pour la cause environnementale, c’est un pacte personnel et collectif pour l’employabilité à long terme des personnes qui doit animer notre créativité, nos efforts et notre entraide. Chacun doit se questionner sur ses connaissances et ses aptitudes et sur celles de ses enfants face aux automates et aux exigences du marché de l’emploi de demain. Puis y identifier des tâches cognitives non-routinières qui offrent beaucoup de satisfaction personnelle tout en s’intégrant à plusieurs métiers difficilement automatisables et en demande.
Des pistes d’action. Puisque cette planification professionnelle individuelle et son exécution nécessitent un investissement en temps, la création d’une banque de temps de formation équivalente au «4% de vacances», temps personnel cumulable, obligatoire et rémunéré ou non selon la taille de l’entreprise, est nécessaire à l’effort requis par le salarié pour s’adapter et toujours faire mieux que les robots. Sans attendre une modification du Code du Travail, des employeurs pourraient déjà expérimenter pareille mesure (ex.: 48 semaines x 35 hrs. x 2% = 34 hrs. par an mis de côté pour fin de formation professionnelle libre). Le dernier budget fédéral innove en ce sens en proposant l’Allocation canadienne pour formation, soit: jusqu’à quatre semaines de formation avec droit à l’assurance-emploi, à un modeste remboursement de frais de cours (50%, pour un maximum de 5000$ à vie, un chiffre qui pourra augmenter et être bonifié par des programmes provinciaux) et, indirectement, à une protection d’emploi (ne pas être licencié parce qu’on quitte en formation). L’Allocation fédérale est en voie de négociation avec les provinces.
Afin d’atténuer les contraintes de temps pour les adultes de tous âges, les institutions académiques pourraient aussi raccourcir et moderniser leurs programmes, les offrir plus souvent, favoriser davantage l’éducation permanente et fusionner l’offre de cours à distance et d’auto-apprentissage au sein d’une seule plateforme numérique telle que la TÉLUQ (Campus Ontario inspire cette idée). L’objectif étant d’aider les gens à prendre l’habitude de se « recycler » en se donnant chaque année des objectifs de formation nouvelle.
Si peu d’organismes vivants seront à l’abris des changements climatiques, aucune organisation, peu importe sa taille, son secteur ou sa localisation, n’échappera aux effets juxtaposés du vieillissement et des technologies perturbatrices sur la main d’œuvre et sur l’économie québécoise en général. Pour arriver à trouver assez de personnes compétentes, incluant celles capables de maîtriser les technologies vertes et d’assurer le virage «décarbonique», il faut s’attaquer aux défis techno-démographiques et repenser les domaines suivants:
– nos collèges et nos universités: pour commencer, en organisant des états généraux citoyens non-partisans sur l’enseignement de demain (ouvert seulement aux personnes utilisatrices: étudiants, parents et employeurs) offrant l’opportunité d’un remue-méninge centré sur l’épanouissement professionnel à long terme des personnes. Par la suite, le «système» (Ministère de l’Éducation, institutions et syndicats) tiendra son sommet de l’éducation afin d’évaluer la mise en place des conclusions des états généraux;
– les frais de scolarité: si des professions n’agissent pas à temps, devrions-nous contingenter ou cesser de subventionner des programmes d’études pour cause de «risque de non-employabilité future»? Quelles formations pourraient-elles être temporairement gratuites et à quelles conditions ? Et quelles formations mériteraient un remboursement partiel si la diplomation est atteinte plus rapidement (évidemment, les entreprises peuvent déjà offrir cela) ?
– le Régime d’épargne-étude (REÉÉ): à quand la création automatique d’un tel compte à la naissance (des milliers de familles à faible revenu profiteraient du Bon d’études canadien) et la perpétuité du REÉÉ pour faciliter plus tard le retour aux études de tout travailleur ? Comment connecter un compte au socio-financement ? Hausser les vérifications fiscales (un fond d’étude subventionné sert aux études, pas à payer des « billets de ski »);
– les reconnaissances professionnelles et académiques: faciliter celles des immigrants et celles gagnées hors-réseaux traditionnels, et grâce à la création d’un dossier individuel de formation dans lequel les personnes pourront cumuler et afficher électroniquement toute leur vie et à un seul endroit leurs acquis de formation, leurs diplômes et leurs compétences;
– nos ordres professionnels et nos syndicats: avec l’atrophie liée aux retraites et puisque les robots ne payeront pas de cotisations, certains ordres ou syndicats fusionneront-ils ? Est-ce que les mieux capitalisés pourraient apporter une aide financière aux membres touchés par l’automatisation?
– nos fonctionnaires: bien les outiller numériquement afin de maximiser les performances des agences publiques où certains travailleurs pourraient laisser leurs places aux automates et profiter d’un saut temporaire dans le privé pour y apprendre de nouvelles compétences ou de meilleures pratiques;
– l’universalité du salaire minimum: surtout si le fossé Métropole versus régions se creuse davantage, le salaire minimum ne pourrait-il pas varier selon les régions et les métiers pour ralentir l’automatisation, aider l’emploi en région, donner du temps aux personnes moins formées pour s’adapter et favoriser l’inclusion de celles dont la capacité est réduite ? Est-ce que des personnes âgées ou à capacité réduite mais financièrement autonome pourraient avoir le droit de se soustraire de la norme du salaire minimum ?
– l’assurance-emploi: hausser les cotisations pour les métiers risquant des perturbations technologiques et prolonger les périodes de prestation; offrir une meilleure assurabilité aux travailleurs autonomes ou à statut précaire ;
– la fiscalité personnelle: hausser l’exemption personnelle de base pour les chômeurs technologiques qui retournent aux études (temps plein ou partiel) et pour les travailleurs qui « encaisseront » leur banque de temps de formation sans rémunération ;
– les travailleurs saisonniers: les cueilleurs de légumes et de petits fruits d’Amérique latine qui nous aident durant l’été pourraient être remplacés par des robots, mais pas les infirmières, les préposés aux malades, les briqueteurs, les menuisiers, etc. Pourrait-on élargir les catégories de travailleurs migrants, les utiliser temporairement dans les services publics et hausser leur nombre en période de pénurie de main d’œuvre et d’inflation salariale ? Ou préférerons-nous tant le report des projets structurants (trop chers à réaliser ici) que l’appauvrissement des personnes qui doivent payer cher pour faire affaire avec des «techniciens»?
– la participation tant au travail rémunéré qu’au bénévolat par le plus grand nombre, de façon harmonieuse et satisfaisante: «Âgés mais engagés», bien des travailleurs de plus de 65 ans ont la santé et le désir de contribuer à nos organisations – il faut les encadrer adéquatement. Des entreprises sociales ultra-modernes qui offrent une mission emballante sauront sûrement les attirer. Il faudra aussi faciliter davantage l’inclusion des personnes sans formation et de celles qui souhaitent retourner en situation d’emploi – les stages de formation et le parrainage devront devenir pratique courante. Enfin, lorsque vos jeunes travailleurs hériteront suffisamment d’argent de leurs parents boomers, ou qu’ils seront déçus de l’espérance de vie révélée par leurs tests génomiques, les aider à maintenir l’équilibre travail-famille et répondre avec sincérité à leurs aspirations seront la seule façon de les conserver.
Je n’ai pas la prétention de suggérer des solutions idéales. Loin de là ! Pourtant, face à des enjeux majeurs, une audace s’impose. Celle d’explorer des pistes pour stimuler l’innovation et l’adaptation afin d’éviter tant la passivité, la pensée moutonnière, le clientélisme politique que les culs de sac économiques. Sans faire abstraction de notre sens de l’adaptation et du courage, la meilleure défense contre la perte d’employabilité créée par l’automatisation et, paradoxalement, la meilleure attaque pour accroitre sa productivité face à la rareté de la main d’œuvre liée à la hausse des retraites sont une éducation pragmatique, avancée et permanente centrée sur l’autonomie personnelle à long terme.
Les désaccords et la méfiance qui opposent écologistes et pollueurs climato sceptiques ne sont rien à comparer à ceux à venir entre travailleurs «spécialisés et trop ou mal payés» et «faiblement qualifiés et mal ou trop payés» et entre les employables (supérieurs aux automates) vis-à-vis des inemployables (victimes des automates). Faire un Pacte d’employabilité face à la transition techno-démographique avec soi-même, avec ses enfants, avec ses proches ou avec ses employés quand le chômage atteint un plancher historique peut sembler futile, mais il n’en est rien. Les chocs climatiques peuvent créer des récessions et les chocs techno-démographiques de la stagnation économique. En tentant activement d’éviter les deux, on s’épargnera une dépression.