Femmes dans les CA: la masse critique est-elle la solution ici?
Le courrier des lecteurs|Publié le 07 juin 2021(Photo: Christina @ wocintechchat.com pour Unsplash)
Un texte de Houda Affes, PhD., Adm.A, professeur à l’Université TELUQ
COURRIER DES LECTEURS. Les recherches scientifiques sont unanimes quant à l’importance de la présence féminine dans les postes décisionnels pour le bien de la société et de l’environnement. Alors que la précarité des emplois et le réchauffement climatique constituent des risques majeurs qui guettent l’économie et le bien-être commun, le Canada avance encore à pas hésitants sur la question de la diversité de genre sur les conseils d’administration (CA).
Le débat sur la participation des femmes aux CA a débuté dans la foulée des luttes contre la discrimination et l’égalité des chances entre les genres pour l’accès au marché du travail. Aujourd’hui, les recherches démontrent qu’il s’agit aussi d’un enjeu de développement économique, social et environnemental. Depuis les années 2000, les efforts de nombreuses organisations telles que Catalyst et EPWN — qui surveillent la présence féminine dans les CA partout dans le monde — la publication de classements d’entreprises sur la diversité au sein des CA et l’appel à des changements réglementaires ont stimulé le mouvement de « féminisation » des conseils.
La diversité des CA en Europe
La Commission européenne a pour sa part poussé le processus de la diversité de genre sur les conseils des entreprises. L’European Women on Board (EWoB) a été créée en 2013 avec un objectif principal : aider les entreprises européennes à améliorer la présence des femmes sur leurs conseils. Plusieurs pays comme la France, l’Italie et l’Espagne ont instauré des lois circonscrivant les quotas de participation féminine aux CA.
La Norvège a été pionnière en la matière. En 2003, le gouvernement a imposé une représentation féminine de 40 % au sein des CA des entreprises cotées à la bourse d’Oslo, des sociétés d’État, parapubliques et municipales. L’État a donné un délai de quatre ans pour s’y conformer et la dissolution de l’entreprise pour sanction dans l’éventualité de non-conformité.
L’Espagne adopté une loi en 2007 moins coercitive en recommandant un quota de 40 % à atteindre en 2015 pour les sociétés d’État ayant 250 employés ou plus.
En France, la loi Copé-Zimmerman a imposé un même quota de 40 % pour chaque sexe dans les CA à partir de 2011 avec, comme date butoir le 1er janvier 2017.
L’Italie a imposé un quota moins ambitieux de 33 % pour les entreprises cotées et les sociétés d’État à atteindre en 2015. Les autres pays européens ont plutôt adopté des stratégies d’encouragement ou des stratégies appelées « comply or explain » pour améliorer la diversité de genre sur les CA en recommandant des quotas allant de 30 % à 40 % (notamment en Irlande, au Luxembourg, en Pologne, en Slovénie, en Hongrie, aux Pays-Bas, au Portugal et en Suède). D’autres pays comme la Lithuanie, la Grèce et la Slovaquie n’ont adopté aucune politique en ce sens ou adopté une politique de « laisser-faire », c’est-à-dire au libre choix des entreprises.
Le rapport EWOB 2019 indique que l’indice de diversité de genre des entreprises européennes STOXX 600 (touchant 17 pays) a considérablement augmenté. Il montre qu’en 2019, le pourcentage total de femmes dans les CA était de 33 %. Environ 7 % des présidentes de CA étaient des femmes. La France occupe la première place, avec 42 % de femmes dans les CA, la Norvège a la deuxième place (39 %) et la Suède à la troisième place (38 %). Le Luxembourg et la Pologne représentent le plus faible pourcentage de femmes à bord (21 %), malgré l’adoption d’une politique d’encouragement à la diversité.
Ailleurs dans le monde
À l’international, des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie ont adopté une approche non coercitive en mettant en œuvre des plans de promotion sans imposer de quotas spécifiques.
Par exemple, l’ASX (Corporate Governance Council) d’Australie a apporté des modifications en 2010, puis en 2019, à ses principes et ses recommandations de gouvernance d’entreprise. Il suggère de mettre en place une politique visant à atteindre la diversité en genre avec des objectifs mesurables et de divulguer dans les rapports annuels ces objectifs et la proportion de femmes dans l’ensemble de l’organisation (aux postes de direction et au CA). L’amendement de 2019 exigeait que l’objectif mesurable pour atteindre la diversité soit d’au moins 30 % d’administrateurs de chaque sexe pour les entités de l’indice S&P/ASX 300. Le rapport d’Osler 2020 rapporte que 31,3 % des postes d’administrateurs des entreprises de l’ASX 200 sont occupés par des femmes.
Le Royaume-Uni a également adopté des directives non coercitives à la suite du rapport du Lord Davies qui recommande aux entreprises du FTSE100 un objectif de 25 % de femmes sur les conseils à atteindre en 2015. Une révision de ces recommandations porte l’objectif à atteindre à 33 % en 2020 pour toutes les entreprises du FTSE 350. Quoique sur une base volontaire, la représentation féminine sur les conseils a fait un bond remarquable au Royaume-Uni passant de 21,9 % en 2015 à 34,3 % en 2021.
Aux États-Unis, la Securities and Exchange Commission (SEC) a modifié le règlement S-K en 2009 (éléments 401 et 407) pour obliger les entreprises à indiquer si elles tiennent compte de la diversité lors de la nomination des administrateurs et, dans l’affirmative, expliquer comment le comité de nomination ou le conseil procède. La Californie devient en 2018 le premier État à imposer un nombre minimal de femmes sur les conseils. Le quota est actuellement établi à un minimum de deux femmes sur cinq membres du conseil et de trois femmes sur six membres ou plus. D’autres États comme New York, l’Illinois et le Massachusetts ont adopté des politiques d’encouragement. Le rapport 2020 de Catalyst indique que le pourcentage des femmes sur les conseils des entreprises américaines a passé de 20,3 % en 2016 à 26,1 % en 2019.
Le chemin canadien
Le gouvernement du Canada a maintenu une approche de « laisser-faire » en laissant le libre choix aux entreprises de déterminer le niveau convenable de représentation féminine au sein de leurs CA. Le Conseil canadien pour la diversité administrative (CCDA) a déclaré qu’il « ne préconise pas l’adoption de quotas pour atteindre ces objectifs.». Toutefois la Commission des Valeurs mobilières de l’Ontario et d’autres autorités de marchés provinciaux exigent des entreprises cotées plus de transparence sur la diversité en genre notamment à travers l’annexe A1 du règlement 58-101 entré en vigueur l’année 2014. Cela inclut notamment la divulgation d’information sur l’établissement d’objectifs de diversité en genre et d’une politique formelle pour y arriver pour les entreprises cotées.
Les statistiques du rapport 2020 d’Osler montrent que le pourcentage des femmes qui occupent des postes d’administrateurs dans les entreprises cotées du TSX a passé de 18,1 % en 2017 à 21,5 % en 2020. Ce pourcentage est de 28,3 % au niveau des 221 plus larges entreprises de l’indice S&P/TSX composite marquant une petite augmentation par rapport aux années passées. Des chiffres comparables ont été publiés par Catalyst. Comparativement à des pays comme la France (44,3 %), la Suède (39,6 %), les Pays-Bas (34 %) ou l’Allemagne (33,3 %), le Canada n’a pas encore atteint l’avancement souhaité de la diversité en genre sur les conseils des entreprises cotées. Du chemin reste à faire.
Figure extraite de la page 4 du rapport Osler 2020, « Diversity disclosure practices, Diversity and leadership at Canadian public companies », par Andrew McDougall, John Valley et Jennifer Jeffrey.
30 % imposé, est-ce une bonne idée?
L’Institutional Sharholder Services (ISS), qui travaille de concert avec les investisseurs institutionnels de plusieurs pays sur les pratiques de gouvernance d’entreprise, a recommandé qu’à partir de février 2022, un retrait de vote pour le président du comité de nomination pour :
– les émetteurs de l’indice S&P/TSX composite dont moins de 30 % du conseil est composé de femmes et;
– les émetteurs qui n’ont pas divulgué une politique écrite formelle en matière de diversité des genres ou dont la politique écrite formelle sur la diversité des genres ne comprend pas d’engagement d’atteindre au moins 30 % de femmes au sein du CA sur une période raisonnable.
Une telle recommandation peut s’avérer bénéfique au niveau économique, social et environnemental dans le sens ou cela peut faire augmenter le nombre de femmes sur les conseils.
Cependant, cela risque d’être insuffisant s’il n’y a pas de sanctions pour les entreprises non conformes et si le pourcentage imposé ne permet pas d’obtenir une masse critique de femmes sur les conseils. En effet, une grande partie de la littérature scientifique montre que la simple présence féminine (une à deux femmes, que l’on nomme en anglais tokenism) n’est pas suffisante, mais que la présence d’une certaine masse critique de femmes (critical mass) peut faire changer les choses et améliorer la gouvernance d’entreprise.
Plusieurs chercheurs montrent que la présence d’au moins trois femmes est nécessaire pour apporter de nouvelles visions, une plus grande réflexion éthique, des discussions plus en profondeur sur les questions discutées aux conseils et une plus grande conscience des intérêts de toutes les parties prenantes liées à l’entreprise.
Par exemple, dans une récente étude menée avec mes co-chercheurs, nous avons trouvé que le pourcentage minimal de femmes sur les conseils imposé par la loi Copé Zimmermann en France est négativement associé à l’agressivité fiscale des entreprises françaises du Euronext 100. Nous avons par ailleurs trouvé que la présence de trois femmes sur le conseil permet de diminuer l’agressivité fiscale, même lorsque le pourcentage des femmes est inférieur au quota obligatoire de 40 %.
C’est ainsi, que la Californie a récemment décidé de réformer son système de gouvernance en imposant un quota de deux femmes sur les conseils de cinq membres et de trois femmes sur les conseils de six membres ou plus à partir de 2021. Aujourd’hui, des organisations comme Catalyst publient déjà des statistiques en fonction du nombre de femmes sur les CA (aucune, une ou deux femmes, trois femmes ou plus). Elles reconnaissant ainsi l’importance d’avoir une masse critique de trois femmes ou plus sur les instances décisionnelles.
Le Canada devrait s’inspirer du modèle californien en imposant une masse critique, qui peut être efficace et rapide à mettre en pratique, plutôt qu’en recommandant un pourcentage de femmes sur les CA.
Ce pourcentage pourrait s’avérer complexe à mettre en exergue rapidement et/ou non efficace étant donné que cela peut aboutir à un tokenism et/ou inutile en absence de sanctions pour non-conformité.