Fabriqué au Québec: la vraie marge de manoeuvre de Legault
Zoom sur le Québec|Publié le 05 septembre 2020Le premier ministre du Québec François Legault (photo: Getty Images)
ANALYSE ÉCONOMIQUE – C’était dans ses cartons depuis quelque temps, mais il a précisé sa pensée cette semaine: le premier ministre François Legault souhaite que les entreprises du Québec fabriquent davantage de produits qui seront vendus sur le marché québécois. Par contre, cette stratégie est uniquement réalisable et durable si elle s’appuie sur les règles du commerce international et le concept de substitution rentable et économiquement viable des importations.
Avant d’aller plus loin, tranchons un enjeu qui teinte déjà négativement le débat lancé par le premier ministre. Le nationalisme économique —à ne pas confondre avec le protectionnisme— n’est pas une mauvaise politique en soit, comme le prétendent à tort certains analystes et politiciens. C’est une politique que plusieurs économies développées et ouvertes sur le monde pratiquent depuis des décennies, et ce, de l’Allemagne à la Corée du Sud, en passant par le Japon et les États-Unis.
Quiconque a mis les pieds en Allemagne a pu constater à quel point les consommateurs et les entreprises achètent beaucoup de produits Made in Germany (voitures, équipements industriels, etc.). Ce pays d’exportateurs et de moyennes entreprises affiche d’ailleurs une balance commerciale positive, tandis que celle du Québec est négative. Les produits allemands sont prisés au pays de Goethe, car ils sont de très grande qualité et abordables en raison de la productivité élevée.
En 2017, dans une heure de travail, un travailleur allemand produisait une valeur de PIB de 87,38 $CA (l’une des productivités les plus élevées au monde) comparativement à 60,15$CA au Québec, selon l’étude Productivité et prospérité au Québec—bilan 2018 de HEC Montréal. Plus la productivité est élevée dans un pays, plus ses entreprises peuvent concurrencer avec les produits importés de la Chine ou du Sud-Est asiatique.
Aux États-Unis, le gouvernement fédéral dispose de deux législations (le Buy American et le Buy America) pour favoriser la fabrication locale. Et cela bien avant l’élection de Donald Trump, dont les politiques économiques sont davantage protectionnistes que nationalistes, comme en témoignent les tarifs sur les importations d’aluminium canadien.
Le Buy American Act (adoptée en 1933) favorise les achats de biens destinés à l’usage public (articles, matériaux ou fournitures) dont la valeur est supérieure au seuil des micro-achats. Les dispositions Buy America (adoptées en 1982) s’appliquent aux achats afférents aux transports évalués à plus de 100 000$US, forçant les manufacturiers de matériel roulant comme Bombardier à avoir des usines aux États-Unis.
Dans ce contexte, la volonté de François Legault de favoriser la fabrication au Québec n’a rien de farfelu. Il faut plutôt se demander collectivement pourquoi les différents gouvernements qui se sont succédé au fil des décennies n’y ont pas réfléchi davantage comme les Allemands ou les Américains.
Pour autant, le gouvernement Legault ne peut pas faire ce qu’il veut pour favoriser la fabrication locale au Québec.
Une gare ferroviaire en Europe (photo: Getty Images)
Seuils d’ouverture à la concurrence étrangère
Il doit tenir compte du cadre légal que le Québec doit respecter parce que le Canada est membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et qu’il est partie prenante à 14 accords de libre-échange actuellement en vigueur, dont l’Accord Canada–États-Unis-Mexique (ACÉUM) et l’Accord économique et commercial global (AECG) avec l’Union européenne.
L’avocat en droit du commerce international Bernard Colas, associé au cabinet montréalais CMKZ à Montréal, souligne que François Legault a «une petite marge de manœuvre» pour favoriser la fabrication au Québec en vertu des règles du commerce international.
Cette marge de manoeuvre correspond au niveau des seuils à partir des desquels le gouvernement du Québec doit ouvrir ses marchés publics à la concurrence étrangère pour ses achats de biens et de services, ainsi que pour la construction d’infrastructures.
Par exemple, dans l’AECG, ces seuils s’établissent respectivement à 340 000 $ et à 8,5 millions de dollars.
Aussi, si un ministère veut par exemple acheter des composants électroniques pour une valeur de 300 000$, il n’est pas obligé de faire un appel d’offres ouvert aux entreprises étrangères. En revanche, il ne doit pas discriminer la filiale étrangère d’un manufacturier de composants établi dans la province, car celle-ci fabriquerait de toute manière ces produits au Québec.
La même logique s’applique à la construction: un contrat d’une valeur de 8 M$, par exemple, pourrait être attribué à une société située au Québec sans ouvrir l’appel d’offres à des entreprises établies en France ou en Italie.
Substitution viable des importations
Par ailleurs, le gouvernement Legault dispose d’un autre outil pour espérer à terme accroître la fabrication au Québec.
Il s’agit de la substitution des importations, un concept qui ne s’appuie pas sur une logique de protectionnisme, mais plutôt sur une logique où il est rentable et économiquement viable de fabriquer des choses au Québec plutôt que de les importer.
En 2017, Louis J. Duhamel, conseiller stratégique chez Deloitte, et Jean Matuszewsky, de la firme d’études économiques E&B Data, ont publié une étude à ce sujet Soutenir la production locale des entreprises du Québec : la substitution des importations manufacturières – un gisement d’opportunités d’investissement.
Selon cette étude (qui doit être mise à jour en 2020), l’économie québécoise abriterait un «gisement potentiel» de 9 milliards de dollars (G$) de substitution d’importations manufacturières dans des secteurs comme le matériel médical (incluant des respirateurs), les médicaments, l’agroalimentaire ainsi que la machinerie et l’instrumentalisation.
Ce gisement de 9 G$, qui représente la production additionnelle qui serait faite au Québec, est énorme.
Pour mettre les choses en perspective, il représente les exportations combinées de marchandises du Québec dans cinq pays en 2019, soit la Chine (3,3 G$), l’Allemagne (2,1 G$), la France (1,5 G$), le Royaume-Uni (1,2 G$) et la Belgique (0,955 G$), selon les données de Statistique Canada colligées par Les Affaires.
Ce gisement de 9G$ permettrait non seulement de créer des emplois locaux, mais aussi de réduire le déficit de notre balance commerciale. En 2018, le solde total des échanges de biens et de services du Québec (avec l’étranger et les autres provinces) s’est élevé à 14,8 G$, selon les données publiées dans Le Calepin du commerce extérieur du Québec (édition 2019), publié par le ministère de l’Économie et de l’Innovation.
Un dernier facteur limite la marge de manœuvre du gouvernement Legault: le faible poids politique et économique du Québec dans le monde.
Bien entendu, il est beaucoup plus facile pour les États-Unis (la première économie mondiale) de favoriser la fabrication locale et la relocation d’emplois manufacturiers au pays à coup de tarifs douaniers et de pressions politiques sur ses principaux partenaires commerciaux, à commencer par la Chine.
Contrairement à Donald Trump, François Legault ne pourra jamais forcer la main aux entreprises étrangères et aux entreprises québécoises ayant délocalisé leur production en Asie pour les inciter à fabriquer davantage au Québec.
Serait-ce du reste souhaitable?
En revanche, en tirant profit au maximum de la marge de manœuvre que lui procurent les accords de commerce et en misant à terme sur la substitution rentable et économiquement viable des importations, le gouvernement peut certainement réussir un jour à faire apparaître davantage d’étiquettes portant la mention «Fabriqué au Québec» sur les produits que nous achetons.
Et le modèle allemand (un heureux mélange de niches industrielles, de produits de grande qualité et productivité élevée) auquel François Legault s’intéresse est sans doute un modèle dont il faudrait s’inspirer.