Mouvement Black Lives Matter à l’été 2020 (Photo: 123RF)
BLOGUE INVITÉ. Nul doute, l’influence grandissante du «wokisme» dans le monde de l’entreprise a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années.
De la vague de déclarations publiques de la part de multinationales en faveur du mouvement Black Lives Matter à l’été 2020 aux campagnes publicitaires d’une grande entreprise vendant des rasoirs pour hommes tout en s’attaquant à la «masculinité toxique», sans oublier les pratiques d’embauches réservées à certaines catégories de candidats dits «racisés», comme le rappelle le cas récent et médiatisé à l’Université Laval, le phénomène est omniprésent et impossible à ignorer, tout en restant difficile à cerner.
À notre grand bénéfice, Anne de Guigné, journaliste au quotidien français Le Figaro, a analysé et contextualisé historiquement ce qu’on nomme communément le «wokisme» dans le cadre de l’entreprise et du monde des affaires avec son essai: Le capitalisme woke (Les presses de la Cité, 2022).
L’entreprise dans la cité
Applaudi ou décrié, le wokisme en entreprise n’est pourtant pas le point de départ d’une entreprise impliquée socialement.
Si, après plus d’un demi-siècle de croissance de l’État providence à partir de la période d’après-guerre aux années marquées par le libéralisme économique des dernières décennies du 20e siècle, nous concevons l’entreprise comme n’ayant comme objectif que le rendement et le profit au bénéfice de ses actionnaires, il n’en a pas toujours été ainsi.
Anne de Guigné retrace «le rôle de l’entreprise dans la cité» en mentionnant les guildes du Moyen Âge qui s’assuraient du bien-être des plus pauvres aux entreprises œuvrant exclusivement au bénéfice de l’État au 17e siècle comme la Compagnie des Indes Orientales en France, ou plus près de chez nous, au Canada, la Compagnie de la Baie d’Hudson, jusqu’aux grandes entreprises industrielles «paternalistes» du 19e siècle (Krupp, Wendel, Schneider, Michelin, notamment) qui s’occupaient du bien-être de ses employés dans tous les aspects de leur vie, du logis à l’éducation et aux soins de santé.
Toutefois, le «capitalisme woke» maintient une certaine unicité. Anne de Guigné identifie ce qui différencie le capitalisme woke de ses prédécesseurs par l’affaissement du rôle de l’État:
«Le nouvel engagement du capitalisme pour le bien commun ne signe toutefois pas un retour aux temps anciens; pour la première fois, le programme politique des grandes corporations, beaucoup plus puissantes qu’autrefois, n’est plus dicté par aucune puissance publique.»
Perçu comme inepte face aux défis environnementaux et soumis aux pouvoirs financiers de ce monde dans le sillage de la crise économique de 2008, l’État est déclassé comme pourvoyeur légitime du bien commun et «l’idée que les entreprises… détiennent les clés d’une vie durable sur terre» s’impose graduellement.
Privatiser le bien public
Le dilemme auquel le capitalisme woke nous confronte est donc celui de la privatisation du bien public et de l’intérêt collectif.
Plusieurs des institutions qui, jadis, définissaient le bien public ne sont plus l’ombre d’elles-mêmes aujourd’hui. La religion, les syndicats, les grandes idéologies comme le communisme et surtout l’État, ont graduellement laissés place à l’entreprise privée qui est maintenant «érigée en totem dans notre société, car elle se retrouve désormais bien seule dans la quête de reconnaissance qui anime toute la vie sociale des hommes contemporains», comme l’indique de Guigné.
Prise au sein d’une société d’individus incapable de se donner un sens commun, on pourra peut-être excuser l’entreprise d’être devenue une fausse idole malgré elle. Il n’empêche que celle-ci s’est transformée en rouleau compresseur idéologique planétaire:
«De loin, toutes les grandes corporations mondialisées semblent se retrouver sur un socle de valeurs relativement universelles, autour des concepts de durabilité et d’inclusivité, inspirées — pour simplifier — de la doxa la plus consensuelle de la gauche américaine.»
Les messages, la publicité et les prises de position toujours «dans le sens du vent» de nos entreprises laissent entrevoir cette approche des «valeurs à la sauce marketing» tant les départements de communications ou des ressources humaines gèrent l’image publique des entreprises «en brouillant jusqu’à l’absurdité la frontière entre valeurs et marketing», comme les exemples en introduction le démontrent.
Même les individus, surtout les carriéristes les plus ambitieux, ont assimilé ce flou entre marketing et bons sentiments au sein du capitalisme woke alors que de Guigné estime que «près de 200 000 personnes se présentent comme activistes» sur LinkedIn, un chiffre qui reflète sûrement davantage un calcul froid inavoué des avantages d’être vue comme étant du côté du camp du bien que le résultat d’actions concrètes quelconques au-delà d’un discours copié-collé de cette «doxa».
Vers une société post-démocratique?
La tentation de délaisser le bien commun à l’entreprise privée est bien réelle. Que ce soit par épuisement collectif, par désillusion face aux pouvoirs étatiques, par défaut au sein d’une société atomisée et déracinée ou même par un libertarisme qui veut privatiser le commun, l’idée d’une «société apolitique» s’est enracinée dans nos esprits.
Anne de Guigné conclut en nous mettant en garde face à un monde où «le pouvoir est peu à peu passé ces dernières décennies des élus aux administrateurs» et où la foi en nos démocraties occidentales est de plus en plus chancelante sous l’influence de la technocratie supranationale ainsi que celle du grand capital.
Qui la contredira?