«Il est essentiel de rappeler: il n’existe pas de comportement comparable au nez de Pinocchio permettant de repérer la tromperie de manière certaine, que ce soit dans le comportement non verbal des personnes ou dans leur discours.» (Photo: 123RF)
Un texte de Vincent Denault, Ph.D., Université McGill et Hugues Delmas, Ph.D., UTRPP, Université Sorbonne Paris Nord
COURRIER DES LECTEURS. La détection du mensonge fait l’objet d’une attention médiatique constante, alimentant le désir de découvrir ce que les autres pensent, mais ne disent pas. Des textes sur le sujet abondent en ligne, tandis que des chroniqueurs rapportent des propos d’«experts» dont les interventions attirent des millions de vues. Cependant, il n’est pas rare que ce qui est dit et écrit sur la détection du mensonge soit non fondé, démontré faux, voire dangereux. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il demeure problématique.
En 1983, dans le film Scarface, Tony Montana, joué par Al Pacino, déclarait que les yeux ne mentent jamais. Pourtant, les résultats de la recherche scientifique sur le mensonge montrent le contraire. Lors d’interactions face à face, les mouvements du corps et du visage, incluant le regard, ne sont pas des indicateurs fiables pour distinguer les menteurs des individus qui disent la vérité. De plus, les comportements peuvent varier considérablement d’une personne à l’autre dans un même contexte, et c’est également le cas pour les comportements d’une même personne dans différents contextes. Autrement dit, il n’existe pas de comportement universel pour repérer le mensonge, de comportement comparable au nez de Pinocchio. Les résultats de la recherche scientifique le montrent depuis longtemps, et souvent, des textes publiés en ligne l’invoquent, dans un premier temps, et donc, en toute logique, invitent les lecteurs à la prudence quand il s’agit de repérer les menteurs. Il en est ainsi dans un texte publié dans Les Affaires le 21 novembre 2023. L’auteur du texte affirmait que «accuser quelqu’un d’être un menteur alors qu’il n’en est rien peut suffire à pourrir l’ambiance au sein de l’équipe de travail, et considérer comme quelqu’un de bien une personne qui ment de manière compulsive peut être catastrophique pour l’équipe et la performance de celle-ci.».
Toutefois, contre toute attente, il n’est pas rare qu’après l’appel initial à la prudence, d’autres propos du même texte s’avèrent être non fondés, démontrés faux, voire dangereux. Il en est ainsi, là encore, dans le texte publié dans Les Affaires.
Avant tout, il importe de rappeler que la recherche scientifique sur le mensonge regorge de milliers de publications savantes. Une communauté internationale de chercheurs s’intéresse au sujet depuis des décennies. Toutefois, dans différents pays, des «experts» donnent des formations auprès d’importantes organisations, dont certaines œuvrent dans le système de justice, et tiennent des propos pouvant montrer une compréhension déficiente de l’état de la science sur le mensonge. Toutefois, cette compréhension déficiente peut rendre vulnérable n’importe quelle personne, et n’importe quel professionnel, qu’il s’agisse de policiers, d’avocats, ou même de juges. D’autant plus que les «experts» ont d’ordinaire un profil impressionnant donnant ainsi du crédit à leur propos, souvent scientifiquement infondés.
Ancien agent du FBI. Formateur à la CIA. Le profil des «experts» en détection du mensonge est souvent similaire. Plusieurs sont d’anciens professionnels de la justice ou de la sécurité qui invoquent à répétition le nom de leurs anciens employeurs sur leur site internet ou dans les médias où ils s’expriment afin de donner de la crédibilité à leurs propos. De plus, ils se fient à leur «longue expérience» comme gage de justesse de leur connaissance sur le mensonge, mais visiblement, ils ignorent les limites de celle-ci. En effet, la littérature sur le mensonge montre que l’expérience professionnelle ne permet pas d’améliorer ses performances en détection du mensonge par l’observation du comportement non verbal. Enfin, ces «experts» ne semblent pas faire une lecture exhaustive des publications savantes sur le mensonge, ce qui ne les empêchent pas de faire des affirmations extravagantes, sans preuve à la hauteur de leur extravagance.
A titre d’exemple, l’auteur du texte publié dans Les Affaires réfère à un «expert» ayant publié un livre intitulé Ne plus jamais se faire mentir : Comment obtenir la vérité en 5 minutes ou moins dans n’importe quelle conversation ou situation. Un autre est intitulé Vous pouvez lire n’importe qui: Ne plus jamais se faire berner, mentir ou abuser. Voilà qui aurait dû éveiller la suspicion! Pourtant l’«expert» est un «auteur d’un best-seller du New York Times» et affirme, sur son site internet, avoir formé des professionnels travaillant au FBI, à la CIA et à la NSA ? Mais il s’agit d’un argument d’autorité, n’ayant pas plus de valeur que l’argument selon lequel une crème pour la peau est efficace parce que Kim Kardashian, auteure de bestsellers, en fait la promotion. Pourtant l’«expert» a un Ph.D. en psychologie ! Mais là n’est pas, malheureusement, une garantie d’exactitude des propos ultérieurs. Il arrive que des détenteurs d’un Ph.D. tiennent dans les médias des propos allant à l’encontre de l’état de la science.
Finalement, formateur ou pas. Docteur ou pas. Auteur ou pas. Célébrité ou pas. Lorsqu’une personne s’exprime sur un sujet faisant l’objet de milliers de publications savantes, le mensonge étant l’un d’eux, la véracité de ses propos ne s’établit pas d’une multitude de façon. La question à se poser est la même: ses propos sont-ils conformes, ou non, à l’état de la science sur le mensonge? Mais il semble que la question ne se soit pas posée dans le cas du texte publié dans Les Affaires.
En effet, pour reprendre les propos de l’auteur du texte qui se réfère à l’«expert», les menteurs aimeraient pontifier et philosopher, recoureraient aux déclarations d’autoréférence, et miseraient sur la simplicité. En conséquence, la conclusion de l’auteur est la suivante : «Concentrez-vous sur les tics de langage, pas sur les tics nerveux. Cela devrait vous permettre de voir enfin si votre collègue est un fieffé menteur, ou pas». Voilà des trucs qui, au mieux, sont divertissants, mais qui, au pire, sont dangereux. En effet, lorsque des personnes se fient à de tels conseils, leur habilité à détecter le mensonge peut diminuer alors que la confiance en leur jugement peut augmenter. Autrement dit, les personnes deviennent convaincues de l’exactitude de leur jugements inexacts ! Lorsqu’utilisés par des policiers, par exemple, la recherche scientifique montre que de tels conseils peuvent mener dans le pire des cas à des erreurs judiciaires…
Il est alors essentiel de rappeler: il n’existe pas de comportement comparable au nez de Pinocchio permettant de repérer la tromperie de manière certaine, que ce soit dans le comportement non verbal des personnes ou dans leur discours. Par ailleurs, bien que plusieurs études montrent la richesse du discours pour la détection du mensonge, tenter de repérer des tics de langage pour distinguer les menteurs des individus qui disent la vérité demeure un mauvais conseil. Puisqu’en réalité, repérer la tromperie reste une tâche difficile, même avec une analyse approfondie du discours, conduisant les individus à avoir des performances à peine mieux que le hasard.
Terminons avec deux points importants. Premièrement, plutôt que de tenter de détecter les menteurs, les personnes, et les organisations, pourraient s’efforcer à créer un environnement propice à la confiance, et à l’expression de la vérité. C’est-à-dire un environnement où les personnes seront à l’aise de dire la vérité. Mais lorsque des situations se présentent, et qu’il faut poser des questions pour obtenir la vérité, il est préférable de commencer par des questions ouvertes, et non suggestives. Parce que poser des questions fermées ou suggestives pourrait contaminer la collecte de l’information, et la vérité pourrait alors se perdre définitivement. Deuxièmement, lorsqu’ils tiennent des propos non fondés, démontrés faux, voire dangereux, les «experts» le font sans doute de bonne foi, convaincu que ce qu’ils disent est exact. Autrement dit, rien ne permet, a priori, de questionner la bonne foi des «experts». Toutefois, bonne foi n’est pas synonyme de bonne pratique.