Le culte de la performance peut malheureusement mener à un comportement aussi néfaste que déplorable. (Photo: Icons8 Team pour Unsplash)
MAUDITE JOB! Q. — «Je viens d’intégrer une équipe de ventes dont le boss est une véritable terreur. Celui-ci est convaincu que pour qu’on soit bon, il faut “avoir faim”. C’est pourquoi notre revenu fixe est minimal, et les primes au rendement intéressantes à partir du moment où on bat tous les records. Ça crée une pression qui me rend malade, mais je ne dis rien, car ceux qui chialent se font montrer la porte. Comment expliquer à un tel boss que son approche est aussi néfaste que déplorable?» – Vincent
R. — Cher Vincent, vous êtes confronté à un boss qui ne jure que par la performance, pour qui seul compte le résultat final. Son objectif est devenu une obsession : toujours voler de succès en succès, peu importe le prix à payer pour cela. Un peu à l’image d’un athlète qui se donne comme mission ultime la médaille d’or aux Jeux olympiques, et est disposé pour cela à tous les sacrifices : il ne compte plus les heures d’entraînement, les efforts fournis, la sueur écoulée, etc.
Pour un tel boss, le travail n’est en aucun cas une partie de plaisir, c’est une nécessaire souffrance quotidienne en vue d’une performance exceptionnelle. Et s’il faut pour cela que tous ceux qui travaillent avec lui souffrent également, eh bien, ils souffriront. Qu’ils aillent voir ailleurs s’ils ne sont pas contents.
La question saute aux yeux : est-ce là un bon leadership? C’est-à-dire un leadership à la fois stimulant et efficace?
Pour y répondre, je vais m’appuyer sur un livre qui a marqué la rentrée littéraire, figurant notamment dans les premières listes des prix Goncourt et Interallié : «Les Guerriers de l’hiver» d’Olivier Norek. L’ex-flic français devenu auteur de polars à succès signe ici un roman historique sur la guerre d’Hiver, durant laquelle la Russie a tenté d’envahir, en vain, la Finlande lors de la Seconde Guerre mondiale. Le récit nous fait découvrir le quotidien d’une poignée de soldats finlandais, de simples agriculteurs contraints de rejoindre les forces armées pour défendre leur pays, qui se retrouvent précipités bien malgré eux dans les horreurs de la guerre. Ce faisant, il nous dévoile le choc de deux formes de leadership radicalement opposées — l’agilité finlandaise contre la brutalité russe —, et nous montre que l’une est nettement plus stimulante et efficace que l’autre.
La guerre d’Hiver a démarré le 30 novembre 1939, quelques mois après le début de la Seconde Guerre mondiale. Elle a duré 105 jours, jusqu’au 13 mars 1940. Et elle s’est soldée par le constat a priori aberrant que les Finlandais, avec les moyens du bord et à un contre quatre, avaient réussi à résister à l’invasion russe, à l’époque l’une des armées les plus puissantes du monde.
Le 30 novembre, donc, les Russes ont attaqué avec 23 divisions, réparties en quatre armées, totalisant 450 000 hommes ; la Finlande disposait, elle, de quelque 100 000 hommes. Ils ont vite atteint la principale ligne de défense finlandaise, la ligne Mannerheim, pendant qu’une escadrille bombardait la capitale Helsinki. Et, à la surprise générale, les Finlandais leur ont aussitôt opposé une farouche résistance.
Plusieurs facteurs ont permis aux Finlandais de résister.
— L’avantage du terrain. La topographie était favorable à la défense, le pays étant accidenté et parsemé de lacs, de marais et de forêts. Les zones où l’attaque était possible étaient donc réduites.
— L’art du camouflage. Habitués à l’hiver, les Finlandais se déplaçaient rapidement en ski de fond alors que les Russes peinaient à pied dans la neige. Ils maîtrisaient également l’art du camouflage, grâce à leurs uniformes blancs, tandis que les Russes se voyaient de loin à cause de leur tenue kaki.
— Une bonne préparation. Sentant venir la guerre, le maréchal Mannerheim avait procédé à une mobilisation préventive, ce qui donna le temps aux troupes de se roder à la guerre. Cela a notamment permis de mettre au point la technique d’encerclement dite «motti» : vêtus de leur uniforme de camouflage blanc, des petits groupes de skieurs encerclaient les adversaires avant de les attaquer de toutes parts, semant une fatale confusion dans les rangs russes.
— Des méthodes ingénieuses et audacieuses. L’état-major finlandais a concocté deux méthodes inédites pour détruire les chars russes. La première consistait à lancer des cocktails Mototov dans les prises d’air des moteurs : le char prenait aussitôt feu. La seconde, à ficher une bûche de bois dans le barbotin avant, sous la chenille : cela paralysait le char. Ainsi, un soldat assez courageux pour se précipiter vers un char et glisser à la main une simple bûche dans la chenille suffisait à annihiler le monstre d’acier!
Ce n’est pas tout. Les Finlandais ont également tiré profit de l’arrogance et de l’incompétence des Russes.
— Arrogants. Au début du conflit, les Russes étaient persuadés que la campagne militaire ne durerait que deux semaines. Pas plus. Ils étaient si sûrs d’eux que nombre de soldats progressaient en territoire finlandais en chantant des airs victorieux, accompagnés par un orchestre militaire. Ces soldats-là se sont fait littéralement décimer.
— Incompétents. À cause des purges staliniennes, le commandement russe avait perdu 80% de son effectif avant la Seconde Guerre mondiale. Les remplaçants étaient aux ordres de Staline et de ses représentants sur le terrain, les commissaires politiques, qui ne connaissaient rien, ou presque, à l’art de la guerre. Les tactiques utilisées étaient donc obsolètes, pour ne pas dire ridicules. Par exemple, tout repli était interdit, sous peine de se faire fusiller : cette interdiction est à l’origine de nombre de pertes russes.
— Régime de terreur. Toute initiative personnelle était concrètement impossible dans les rangs russes, car l’échec était systématiquement sanctionné par une exécution. Chacun se contentait donc de suivre l’ordre donné d’en haut, sans réfléchir, sans oser le contester. À commencer par le haut commandement, où chacun savait qu’au moindre froncement de sourcils de Staline, un peloton d’exécution l’attendait. Résultat? Chacun avait pour priorité de sauver sa peau en se délestant sur autrui de ses responsabilités, et avait ainsi perdu de vue l’objectif de gagner la guerre.
— Désinformation. Apeurés, les simples soldats comme les généraux russes avaient le réflexe de rédiger les rapports qu’ils pensaient être attendus au Kremlin, non pas les rapports correspondant à la réalité. Par voie de conséquence, Staline ne disposait pas de la bonne information, celle pouvant lui permettre de prendre les décisions requises pour remporter la victoire en Finlande.
En près de quatre mois de combat, l’armée Rouge a enregistré des pertes colossales. Selon des recherches récentes, elles s’élèveraient à quelque 400 000 hommes, certaines estimations allant jusqu’à un million. (Officiellement, on n’a dénombré que 350 dépouilles russes, selon les autorités russes de l’époque.) Les pertes finlandaises se sont limitées, quant à elles, à près de 23 000 hommes.
Aux termes du traité de Moscou qui a mis fin à la guerre, la Finlande a perdu 10% de son territoire et 20% de son potentiel industriel. Elle a aussi dû céder la deuxième ville du pays, Viipuri (Vyborg en russe). Toutefois, elle a conservé sa souveraineté et gagné une reconnaissance à l’échelle internationale, ce qui était l’objet premier de sa résistance.
La guerre d’Hiver s’est soldée par un désastre militaire pour les Russes. Staline a durement vécu ce fiasco, ne comprenant pas qu’un «petit pays comme la Finlande» puisse mettre en déroute sa «glorieuse armée Rouge». Surtout, cette déconfiture a sûrement donné une toute nouvelle tournure à la Seconde Guerre mondiale, comme l’indique Olivier Norek dans son livre :
«La guerre d’Hiver attira l’attention d’Adolf Hitler comme le sang d’une bête blessée allèche le prédateur. Le projet initial de l’armée allemande était de régler le front de l’Ouest et, seulement après, de fondre sur la Russie. Mais face aux piètres résultats de l’armée Rouge sur la Finlande, elle modifia ses plans et lança sur l’Union soviétique affaiblie près de quatre millions de ses soldats dans la plus grande invasion de l’Histoire militaire, sous le nom d’opération Barbarossa…
«Sans le courage des Finlandais, personne ne peut imaginer ce que l’Europe ou le monde seraient aujourd’hui ni les puissances au pouvoir.
«Personne, aujourd’hui, ne sait réellement ce que l’on doit aux soldats finlandais de la guerre d’Hiver.»
Que retenir de tout cela, Vincent? À mon avis, que l’agilité finlandaise a eu raison de la brutalité russe. Que l’intelligence, qui comme chacun sait est la capacité d’adaptation, prime de toute évidence sur la force bête et méchante.
Autrement dit, votre boss a un leadership qui ne fonctionne pas, qui n’a même jamais fonctionné. Il vise à commander & contrôler, tout en instaurant un climat de peur, à l’image de ce que faisait Staline. On voit le résultat que ça donne.
D’où l’intérêt, pour lui comme pour ceux qui l’entourent, voire toute votre organisation, de passer à une autre forme de leadership, plus moderne, plus stimulante et efficace. À savoir comprendre, conseiller & soutenir, à l’image du maréchal Mannerheim, qui a su comprendre les forces et les faiblesses de ses troupes, conseiller les hauts gradés d’un point de vue stratégique et tactique, et enfin soutenir chacun en lui fournissant les ressources dont il avait besoin pour résister aux Russes, dans la mesure des moyens disponibles.
Bref, Vincent, je vous invite à offrir le dernier livre d’Olivier Norek à votre boss. J’imagine qu’il sera assez intelligent pour saisir le message «subtil» que vous lui enverrez ainsi. Sinon, eh bien, punaiser cette chronique sur le babillard de votre organisation, comme ça les choses seront claires.