Ce qui fait vraiment la force de ces entrepreneurs alphas, c’est d’abord et avant tout leur fine compréhension des peurs, des désirs, des répressions et des aspirations de leur public. (Photo: Adobe Stock)
EXPERTE INVITÉE. Comme une bonne partie du Québec, j’ai regardé Alphas, le fameux documentaire de Simon Coutu. Après 15 minutes, je me demandais si ça valait vraiment la peine de continuer.
Après tout, le documentaire est sorti quelques jours après la réélection de Donald Trump, «alpha ultime», s’il en est un.
Comme c’est souvent le cas avec ce genre de mise en lumière d’un phénomène social, la majorité des gens vont regarder ça, s’émoustiller pendant quelques jours et rejeter le problème du revers de la main, en se disant que «C’est pas nous, ça. On n’est pas de même, voyons!»
Parce que oui, ça choque de penser qu’on a tout près de chez nous des supporteurs MAGA qui préfèrent leurs conjointes agenouillées devant le crucifix qu’en train de développer leurs carrières.
Surtout ici au Québec, où les avancées féministes ont souvent précédé celles de la France ou des États-Unis. On est plus rendues là, n’est-ce pas?
On l’espère…
N’empêche, quand j’ai regardé le documentaire, je savais exactement de qui et de quoi il était question, parce que le phénomène des «alphas» est loin d’être marginal.
Au contraire, il est prépondérant dans le milieu entrepreneurial, notamment dans les entreprises fortement dépendantes du marketing en ligne et des réseaux sociaux.
Empires du web et domination mondiale
Ça fait près d’une dizaine d’années que j’évolue dans le milieu de l’entrepreneuriat du web et que j’observe le discours autour du succès et de la réussite, et disons que l’attrait des Julien Bournival, Andrew Tates, etc. est loin d’être aussi «extrême» — pour reprendre les mots de plusieurs critiques et commentateurs — qu’on voudrait le croire.
En fait, on a même tout un champ lexical pour parler d’eux dans le milieu: les bro-marketeurs, les hustlers, les gourous du Web…
Ces personnes, souvent des hommes (mais pas que), souvent à la blague (mais pas que) remplissent leur discours marketing de concepts de «domination», «d’exploitation», de «conquête» et de «force brute» (physique et mentale).
C’est un langage normalisé qui se veut motivant et qui donne de la puissance.
Dans cette lignée, on peut penser à des Tony Robbins, Grant Cardone ou Tai Lopez, qui ont bâti des empires d’influence et des milliards de dollars combinés en sommant leurs public à «réveiller le géant en soi» et à taper dans leur potentiel illimité.
Jusque-là, rien de grave.
Cela dit, ce qui fait vraiment la force de ces entrepreneurs «alphas», c’est d’abord et avant tout leur fine compréhension des peurs, des désirs, des répressions et des aspirations de leur public.
Ils sont des maîtres du message.
Ainsi, ils savent faire miroiter les visions grandioses d’une vie à l’abri du besoin et de la dépendance.
En envoyant les bons signaux inconscients à travers leurs marques — grosses montres, jets privés, voiture rapide et femmes en bikini leur massant les épaules sur le bord de la piscine — ils activent la portion désirante de tous les individus lambda qui ont du mal à payer leur loyer à cause de l’inflation et des autres charges sociales et qui peuvent, l’espace d’une vidéo YouTube (ou d’un programme de coaching), garder espoir qu’ils retrouveront bientôt pouvoir et contrôle sur leur vie.
From rags to riches, des haillons à la richesse.
C’est la promesse des masculinistes, c’est la promesse des bro-marketers, c’est la promesse de Trump.
Remettons les vainqueurs en charge… et ce vainqueur, c’est peut-être toi!
Plus proches qu’on le voudrait
On pourrait être portés à croire que ce genre de discours n’attire que des losers sans le sou qui vivent dans leur monde de Donjons & Dragons et qu’il suffirait d’avoir un minimum de culture et d’éducation pour être immunisé de l’effet «alpha».
Mais si on sort du domaine du Web, la question qu’il faudrait se poser c’est pourquoi le leadership gap est-il encore d’actualité?
Pourquoi une si grande rareté de femmes dans les hauts sièges du pouvoir politique et économique?
Les recherches démontrent qu’il existe bel et bien des stéréotypes de genres quand il est question de leadership, d’argent et de succès professionnel et que les hommes blancs restent le groupe privilégié. J’en parlais notamment dans ce dernier billet.
Parmi ces stéréotypes, on lit que les hommes leaders sont perçus comme plus agressifs, ambitieux, dominants, indépendants, confiants et prompts à l’action. Les femmes, elles, sont plus à l’écoute, empathique, sensibles, et agréables.
Ces stéréotypes qui continuent de normaliser des discours essentialistes où l’on omet de prendre en compte l’existence de privilèges ou de systèmes d’oppression, sont adjacents à ceux préconisés par les groupes masculinistes critiqués dans le documentaire Alphas.
Et ils ne sont pas limités à des gourous du Web et autres Gen Y immatures et pleins d’ego.
En fait, on n’a pas besoin d’aller bien loin pour entendre des personnalités locales bien connues, souvent particulièrement articulées et arborant même les lettres Ph.D à la fin de leur nom (l’équivalent intello d’une Rolex), déclarer comme un fait à leurs milliers d’abonnés que le patriarcat est une invention et que la société québécoise a été radicalisée par les féministes.
Parce que ces entrepreneurs et autres leaders d’opinion ne sont pas considérés aussi «extrêmes» que les influenceurs aux gros bras, ils vont plutôt récolter les likes de ceux qui, en comparaison, les trouvent nuancés et pleins de bon sens.
Et on en revient au point principal.
En marginalisant les «alphas» et autres mouvements masculinistes et en les «opposant» au mouvement féministe, on oublie qu’ils ne sont qu’une excroissance d’un système qui est déjà bien ancré et dont les preuves ne sont plus à faire.
Tant et aussi longtemps qu’on vivra dans un paradigme politique, économique et social de domination, les «alphas» resteront un idéal de réussite. Et nous continuerons — que ça nous fasse honte ou non — de leur donner du pouvoir.