L'industrie des sables bitumineux en Alberta (Photo: 123RF)
La mort du pétrole a peut-être été annoncée trop rapidement. Si elle est appelée à diminuer à plus long terme en raison de la transition énergétique, la demande mondiale pourrait continuer de croître jusqu’en 2030, selon plusieurs experts.
« L’ère de croissance de la demande mondiale de pétrole touche à sa fin dans dix ans », peut-on d’ailleurs lire noir sur blanc dans le « World Energy Outlook 2020 », un document de référence publié en octobre par l’Agence internationale de l’énergie (AIE).
Deux facteurs alimenteront la demande : la croissance de la population et la croissance économique. En contrepartie, deux facteurs freinent la consommation de pétrole, soit la réglementation (les taxes sur le carbone, par exemple) ainsi que les nouvelles technologies (des moteurs plus efficaces, par exemple) et l’électrification des transports.
L’évolution de la situation se fera tout de même de manière très inégale entre les pays développés et les pays émergents, selon plusieurs experts. Pour la décennie 2020, la demande de pétrole diminuera dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), tandis qu’elle continuera de progresser dans les pays émergents, tirant vers le haut l’ensemble de la consommation de la planète, souligne l’AIE.
« Les pays de l’OCDE vont consommer moins de pétrole, car les énergies vertes vont déplacer cette source d’énergie », affirme Travis Wood, directeur général de la recherche à la Banque Nationale.
Randy Ollenberger, directeur général de la recherche pour les secteurs du pétrole et du gaz naturel à BMO Marchés des Capitaux, fait la même lecture de la situation. « Dans les pays développés, nous estimons qu’il y a environ cinq millions de barils de pétrole par jour (Mb/j) qui sont à risque d’ici 2030, surtout en raison l’utilisation accrue de la voiture électrique », dit-il.
Cela dit, l’adoption de la voiture électrique demeure marginale dans le monde. À la fin de 2020, on comptait 10 millions de voitures électriques sur les routes de la planète, selon l’AIE. En 2030, il pourrait y en avoir entre 145 millions (7 % du parc automobile) et 230 millions (12 % du parc automobile), et ce, en fonction du niveau d’ambition des gouvernements pour accélérer la transition énergétique.
Pic de la demande en 2024
Pour autant, les facteurs qui tirent vers le bas la consommation de pétrole dans les pays de l’OCDE commencent à avoir une incidence, montre une analyse de BMO (« Oil Demand to 2040: Beyond the Hype ») publiée en mars.
Ainsi, le pic de la demande de pétrole dans les pays de l’OCDE devrait être atteint dès 2024, avec une consommation de 47,7 Mb/j, selon son scénario de base (le plus probable). Elle diminuera par la suite chaque année, pour s’établir à 34,9 Mb/j en 2040.
Pour l’essentiel, la demande mondiale continuera d’augmenter en raison du poids économique et démographique de la Chine (la deuxième économie mondiale, abritant 1,398 milliard d’habitants en 2019) et de l’Inde (cinquième économie mondiale, abritant 1,366 milliard d’habitants en 2019), selon les données de la Banque mondiale.
De plus, avant la pandémie de COVID-19, les deux géants asiatiques étaient dynamiques sur le plan économique, et ce dynamisme devrait se poursuivre dans la présente décennie, selon le consensus des économistes.
En 2022, le PIB chinois progressera de 5,5 %, tandis que celui de l’Inde augmentera de 6,9 %, selon les prévisions du Fonds monétaire international (FMI). Pour l’ensemble des pays émergents, la croissance économique s’élèvera à 5 % comparativement à 3,6 % pour les pays de l’OCDE.
C’est mathématique : la hausse des revenus dans les pays émergents crée une forte demande pour la mobilité et l’achat de voitures, d’où la demande accrue pour le pétrole dans ces économies.
En 2019, il s’est par exemple vendu 21 millions de voitures en Chine, le premier marché du monde, selon le site allemand spécialisé Verband der Automobilindustrie. L’Inde arrivait au quatrième rang, avec trois millions de voitures, soit sept fois moins qu’en Chine, malgré une population similaire, mais beaucoup moins riche.
Dans les prochaines années, les ventes de voitures augmenteront dans la plupart des pays émergents, et ce sera avant tout des véhicules à essence, fait remarquer Jean Thomas Bernard, spécialiste en énergie à l’Université d’Ottawa. « Je ne pense pas que ces pays ont la capacité de mettre en place une infrastructure pour les voitures électriques d’ici 2030 », dit-il.
Décélération dans les pays émergents
Malgré tout, le rythme de croissance de la demande de pétrole va décélérer dans les économies émergentes à partir de la fin de la décennie, mais sans diminuer pour autant, selon les prévisions de BMO.
Pierre-Olivier Pineau, spécialiste en énergie à HEC Montréal, estime que l’électrification des transports permettra en partie de ralentir la demande dans les pays émergents. « Après 2030, la voiture électrique sera de plus en démocratisée », souligne-t-il.
Pour autant, c’est grâce à la diminution de la consommation dans les pays de l’OCDE que la demande mondiale pourra plafonner en 2030 à 108,4 Mb/j. Par la suite, elle déclinera pour s’établir à 104,2 Mb/j en 2040, selon BMO.
Fait notoire, ce déclin de l’utilisation des produits pétroliers serait possible malgré l’explosion démographique de l’Afrique. Sa population passera de 1,06 milliard, en 2019, à 1,40 milliard, en 2030, soit 340 millions de personnes de plus (presque la population des États-Unis), selon les projections de l’Organisation des Nations unies (ONU).
Il faut dire que l’efficacité accrue dans la production et la consommation des ressources (incluant les carburants et les produits issus du pétrole) est une tendance lourde, souligne Benoît Gervais, vice-président principal, équipe des ressources naturelles, chez Placements MacKenzie dans l’analyse « The Age of Resource Efficiency ».
Cela dit, il ne faut pas s’attendre à ce que le pétrole disparaisse de nos vies à long terme, insiste Travis Wood. « En 1965, la demande mondiale en énergie était constituée à 40 % de pétrole. À l’horizon 2040-2045, le pétrole pourrait représenter encore de 25 % à 30 % de la consommation mondiale d’énergie », dit-il.
Par contre, pour répondre à cette demande future, il n’est plus nécessaire d’investir dans de nouvelles infrastructures de production de pétrole (les capacités actuelles seraient suffisantes), affirme l’AIE dans un rapport publié le 18 mai (« Net Zero by 2050: a Roadmap for the Global Energy Sector »).
Les sources d’approvisionnement en pétrole s’en trouveront ainsi de plus en plus concentrées entre les mains d’un petit nombre de producteurs à faible coût, à commencer par les pays de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP), qui en profiteraient. « La part de l’OPEP dans un approvisionnement mondial en pétrole très réduit passe d’environ 37 % ces dernières années à 52 % en 2050, un niveau plus élevé qu’à n’importe quel moment de l’histoire des marchés pétroliers », souligne l’AIE.
Bien entendu, il reste une grande inconnue quant à la place qu’occupera le pétrole dans la demande mondiale d’énergie à long terme : la volonté politique d’accélérer ou non la transition énergétique, selon une analyse de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Global Energy Transformation : A Road Map to 2050), publiée en 2018.
Ainsi, si la transition poursuit à son rythme actuel, les énergies fossiles (le pétrole, le charbon et le gaz naturel) représenteront encore 73 % de l’offre énergétique en 2050. Par contre, si les gouvernements appuient sur l’accélérateur (entraînant un développement accru des énergies vertes et de l’efficacité énergétique), la part des énergies fossiles tombera à 34 % au milieu de ce siècle.
C’est sans parler du fait que l’on retrouve du pétrole dans une foule de produits, des routes en asphalte aux objets en plastique en passant par certains médicaments.
Bref, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, le pétrole est là pour de bon, du moins dans un avenir prévisible.