" Les pauvres consomment comme vous et moi, ils ont simplement moins d'argent. " - Esther Duflo, directrice du Jameel Poverty Action Lab du MIT

Publié le 30/04/2011 à 00:00, mis à jour le 18/10/2013 à 13:03

" Les pauvres consomment comme vous et moi, ils ont simplement moins d'argent. " - Esther Duflo, directrice du Jameel Poverty Action Lab du MIT

Publié le 30/04/2011 à 00:00, mis à jour le 18/10/2013 à 13:03

Par Diane BĂ©rard

Comment éradiquer la pauvreté ? La question habite l'économiste française Esther Duflo depuis 15 ans. Le magazine Foreign Policy la classe au rang des 100 plus grands intellectuels du monde.

Pourtant, la directrice du Jameel Poverty Action Lab du Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Boston, est plutôt terre à terre. Après avoir sillonné les coins les plus pauvres de l'Afrique et de l'Asie, elle conclut que " l'idéologie, l'ignorance et l'inertie " nuisent bien plus à la l'éradication de la pauvreté que le manque d'argent. Nous lui avons parlé à l'occasion de la parution de l'essai Poor Economics, qu'elle a cosigné.

DIANE BÉRARD - Pourquoi les programmes d'aide aux pauvres ratent-ils leur cible ?

Esther Duflo - On fonctionne par instinct plutôt qu'en se fiant à des données pertinentes. Les politiciens de pays en développement et les travailleurs humanitaires ne prennent pas le temps de voir ce qui a été dit et fait avant eux. Quant aux pays riches, ils se leurrent sur la réaction des pauvres aux programmes imaginés ailleurs pour eux. Enfin, très peu évaluent honnêtement les résultats de leurs actions.

D.B. - Quels sont les mythes les plus tenaces à propos des pauvres ?

E.D. - On en fait des caricatures, de simples machines à manger et à travailler. On affirme que les pauvres ne mangent jamais à leur faim, que la majorité de leur budget est consacré à la nourriture. Résultat : une grande partie de l'aide américaine est constituée d'aide alimentaire. On expédie des denrées de base, du riz et des grains, dont le transport coûte une fortune. C'est une mauvaise politique fondée sur une fausse prémisse. L'aide est détournée vers des programmes peu utiles. Il faudrait investir cet argent dans l'éducation ainsi que dans des produits nutritifs. Le problème des pauvres n'est pas la quantité de l'alimentation, mais sa qualité.

D.B. - On estime les pauvres trop pauvres pour épargner. Vous affirmez le contraire.

E.D. - Les pauvres ont un présent et un avenir, comme les riches. Ils devront subvenir à leurs besoins demain et après-demain. Ils épargnent donc comme vous et moi, mais ils recourent à des moyens inefficaces. Tout comme ils gèrent leur risque financier de façon inopérante. Par exemple, ils boudent les nouvelles espèces de plantes plus productives, car ils sont incertains du rendement. Ils demeurent donc pauvres à cause de leur conservatisme et non de leur manque d'argent. Si on le reconnaissait, on élaborerait d'autres types de programmes d'aide.

D.B. - Après avoir connu son heure de gloire, le microcrédit traverse un purgatoire. Il ne serait plus le miracle qu'on imaginait. Quelle est votre opinion ?

E.D. - Le microcrédit n'est ni un miracle ni un désastre. C'est un service formidable, mais il n'est pas très doué pour faire autre chose que ce pour quoi il a été inventé, soit de donner accès aux services financiers à ceux qui ne pouvaient jusque-là emprunter ou épargner. Depuis qu'ils économisent, les pauvres peuvent acheter des biens durables et, parce qu'ils ont accès au crédit, ils peuvent étendre leurs activités professionnelles. Mais le microcrédit ne transformera pas tous les ramasseurs d'ordures en Bill Gates.

D.B. - Les produits d'assurance ne décollent pas dans les pays pauvres. Pourquoi ?

E.D. - Comme dans le cas de tous les produits destinés aux pauvres, il y a un manque flagrant de réflexion. On ne comprend pas les pauvres ni leurs besoins. Mais un défi s'ajoute dans le cas de l'assurance : la nature même du produit le rend difficile à offrir à cette clientèle. Les assureurs en général sont exposés à la fraude de la part des clients ; ce risque est amplifié dans les pays pauvres, les contrôles y étant moins présents. Pour limiter le risque, les assureurs proposent donc aux pauvres des produits simples à la couverture limitée, ce qui rend ceux-ci peu attrayants. L'assurance qui satisfera les besoins des pauvres tout en offrant un risque raisonnable pour l'assureur reste à inventer.

D.B. - Que pensez-vous du marché des pauvres ? Est-il vraiment rentable ?

E.D. - Les pauvres consomment comme vous et moi, ils ont simplement moins d'argent. C'est ce qu'on appelle le marché à la base de la pyramide. Pour les entreprises qui prennent la peine de comprendre la psychologie de ces consommateurs, ce marché est sûrement profitable.

D.B. - Quelle est l'erreur la plus courante par rapport à ce marché ?

E.D. - On ne peut pas tout distribuer aux pauvres sous forme de marché. Ce n'est pas parce qu'ils ont besoin de quelque chose qu'ils sont disposés à payer pour l'obtenir. Dans plusieurs cas, l'entreprise doit comprendre qu'il faudra que ses produits soient subventionnés, en partie ou en totalité, pour qu'ils rejoignent ce marché. Je pense, entre autres, à l'eau chlorée et aux moustiquaires.

D.b. - Peut-on imaginer vendre des biens " superflus " aux pauvres ?

E.D. - Si par superflu vous entendez des biens liés au divertissement, bien sûr ! Ce n'est pas parce qu'on est pauvre qu'on mène une vie pauvre. Les pauvres ont besoin de se divertir comme vous et moi. Ils achètent des télés équipées de grands écrans.

D.B. - On parle désormais des pauvres en affaires. Leur salut passe-t-il par l'entrepreneuriat ?

E.D. - Ce n'est pas parce qu'un pauvre vend ses fruits au marché que cela fait de lui un entrepreneur. Ne confondons pas entrepreneuriat voulu et entrepreneuriat subi. Le second est issu de la nécessité, non de la passion. On trouve chez les pauvres beaucoup de petits entrepreneurs dont les activités sont peu profitables. En fait, le nombre élevé de très petites entreprises dans les pays pauvres en dit plus sur l'inefficacité du marché du travail que sur la fibre entrepreneuriale élevée des habitants.

D.B. - Votre livre déboulonne de nombreuses idées reçues. L'une des plus étonnantes a trait à la santé. Les pauvres ne manquent pas d'antibiotiques, dites-vous, ils en ont trop.

E.D. - Dans un pays riche, la distribution d'antibiotiques est réglementée. Pas dans les pays pauvres. Vous pouvez en obtenir à la pharmacie, sans ordonnance. De plus, de nombreux " faux " docteurs en distribuent, car c'est la seule forme de traitement qu'ils connaissent. Par manque de connaissance ou d'explications adéquates, les pauvres ne respectent pas la posologie. Sans compter ceux qui sont trop pauvres pour acheter une dose de 10 jours et à qui on vend une dose d'une journée. Dans tous les cas, cet usage abusif et inapproprié crée un sérieux problème de résistance aux bactéries. Expédier davantage d'antibiotiques ne réglera pas le problème si on n'en contrôle pas la distribution.

D.B. - Le sous-titre de votre livre parle de " repenser radicalement la lutte mondiale à la pauvreté ". Quelle est la prochaine étape ?

E.D. - Garantir que les programmes implantés soient efficaces. Par exemple, on a augmenté le nombre d'enfants qui fréquentent les écoles. C'est bien, mais il faut aussi s'assurer qu'ils apprennent quelque chose. Nous éradiquerons la pauvreté en permettant aux pauvres d'exprimer leur potentiel. Pour certains, cela signifie devenir entrepreneurs. Pour d'autres, terminer leur scolarité pour décrocher un emploi à la mesure de leur talent. Pour d'autres, rétablir leur santé afin d'avoir l'énergie que requiert le travail manuel. Aucune solution ne s'applique à tous.

" Ce n'est pas parce qu'on est pauvre qu'on mène une vie pauvre. Les pauvres ont besoin de se divertir comme vous et moi. Ils achètent eux aussi des télés équipées de grands écrans. "

LE CONTEXTE

Il reste trois ans avant 2015, date butoir pour la réalisation des huit objectifs du millénaire de l'ONU. Certaines cibles de cette initiative mondiale de lutte à la pauvreté ont été atteintes, d'autres semblent hors de portée. Et les pays riches, grands pourvoyeurs d'aide internationale, se débattent avec leur dette. Réfléchir à la façon optimale d'aider les pays pauvres à s'en sortir s'impose.

SAVIEZ-VOUS QUE

Esther Duflo est lauréate du MacArthur Fellowship, surnommé la "Bourse des génies", qui récompense un individu pour son potentiel créatif plutôt que pour ses réalisations passées.

Suivez Diane Bérard sur...

twitter.com/ diane_berard

www.lesaffaires.com/blogues/diane-berard

diane.berard@transcontinental.ca

À la une

Il faut concentrer les investissements en R-D, dit le Conseil de l’innovation du Québec

L’État devrait davantage concentrer les investissements en R-D dans certains secteurs, selon le Conseil de l’innovation.

1T: Meta dépasse les attentes avec 12,4G$US de profits

16:31 | AFP

Le marché est enthousiasmé par les perspectives du groupe américain dans l'IA.

1T: Rogers annonce une chute de 50% de son bénéfice

Mis à jour à 13:45 | La Presse Canadienne

L'entreprise a dû faire face à des coûts plus élevés liés à ses efforts d'acquisition et de restructuration de Shaw.