L'entrepreneur en série Sylvain Carle a contribué au développement de l'écosystème techno montréalais. Au printemps 2012, il met le cap sur Silicon Valley, pour la seconde fois de sa carrière. Il envisage Google et Facebook, mais opte pour Twitter, «parce qu'elle est plus petite». Je l'ai rencontré lors de son passage à Montréal où il est venu prononcer une conférence aux Creative Mornings.
Diane Bérard - Vous êtes «évangéliste techno» chez Twitter. Que faites-vous de vos journées ?
Sylvain Carle - Je travaille avec les partenaires d'affaires et les développeurs externes de Twitter. J'agis comme intermédiaire - médiateur - entre leurs questions et leurs besoins, et l'offre de Twitter.
D.B. - À quoi sert Twitter pour les entreprises ?
S.C. - Cela équivaut à me demander à quoi sert un crayon... Il faut d'abord comprendre les attributs principaux de Twitter. C'est le seul grand réseau social public. Il est en temps réel. C'est le pouls de la planète. Et Twitter est conversationnel. Cet attribut est celui qui pose le plus grand défi aux entreprises. Leur univers est unidirectionnel. Les communications et les relations publiques envoient des messages. Le service à la clientèle, lui, en reçoit. Aucun service n'a l'habitude de faire les deux. Les grandes entreprises qui utilisent vraiment bien Twitter ont non seulement intégré le bi-directionnel, mais elles l'ont intégré horizontalement. Par exemple, l'ingénieur qui dessine la prochaine voiture peut en parler sur les réseaux sociaux.
D.B. - Donnez-nous un exemple d'entreprise qui utilise bien Twitter et les réseaux sociaux.
S.C. - Je vais vous citer une entreprise moderne dans une vieille industrie, Tesla. Lorsque le feu s'est déclaré dans une voiture Tesla, Elon Musk [le fondateur] a pris le micro, a blogué, a tweeté. Il a pris la place. Twitter sert à réagir, à écouter, à ramasser de l'information, à savoir ce que les gens disent de vous, de vos concurrents. Cessez d'avoir peur des médias sociaux. Ce n'est pas grave, c'est juste un tweet.
D.B. - Vous accordez peu d'importance aux angoisses de sécurité des entreprises...
S.C. - Quand un v.-p. possède à la fois un iPhone et un BlackBerry, ça me dit que son service techno est coincé dans le 20e siècle. Que l'entreprise est otage de la sécurité. Les organisations modernes font de la techno un centre de profit. Le v.-p. techno relève du pdg. Dans les autres entreprises, il relève du v.-p. finance.
D.B. - Comment un dirigeant peut-il apprivoiser Twitter ?
S.C. - Il y a 10 ans, je conseillais aux pdg qui voulaient bloguer de débuter par un blogue personnel sur le vin, le golf, le ski ou n'importe quel autre sujet qui les intéressait. Pour apprendre à presser le bouton «publier», à recevoir des commentaires, à répondre. C'est un «coup de pratique». On peut faire de même avec Twitter.
D.B. - Vous êtes de passage à Montréal pour parler d'innovation...
S.C. - Pas d'innovation. De l'innovation telle que pratiquée dans Silicon Valley.
D.B. - Alors que les méthodes et les consultants en créativité abondent, vous affirmez qu'il n'existe pas de processus pour innover...
S.C. - Tout n'est pas perdu. L'innovation n'est pas un processus, c'est une culture. Il est possible de créer un milieu propice à l'innovation. Toutefois, on ne harnache pas l'innovation comme on harnache un cheval. L'innovation s'apparente plus à un oiseau.
D.B. - Vous êtes tout de même à Silicon Valley, il y a bien quelques trucs pour innover que vous pouvez nous refiler.
S.C. - Innover exige de l'espace mental, du temps et des ressources. Donnez à vos employés le droit d'essayer des choses. Tous les trois mois, Twitter organise une hack week. Pendant celle-ci, nous pouvons travailler sur n'importe quel projet avec les collègues de notre choix. À la fin de la semaine, nous organisons une méga «expo-sciences» où chacun présente son projet. L'entreprise choisit ceux qu'elle développera.
D.B. - Pas d'innovation sans contrainte...
S.C. - C'est le côté pragmatique - ingénieur - de la Silicon Valley. La hack week rapporte parce que nous devons livrer quelque chose à la fin de la semaine. On préfère une innovation imparfaite, mais livrée, plutôt qu'une idée. On améliorera ensuite.
D.B. - Pas d'innovation sans culture. Quelle est la culture Twitter ?
S.C. - La culture Twitter est celle de ses quatre cofondateurs. C'est la culture de l'expérimentation. Elle influence la cadence, le rythme et le fonctionnement de Twitter. On ne livre pas une fois par année. On livre constamment. Ce qui influence nos processus, notre façon de communiquer entre nous et notre organisation. La machine Twitter est pensée pour absorber les nouvelles idées issues des hack weeks, par exemple.
D.B. - Une culture s'entretient à travers ses mythes et ses histoires. N'est-il pas risqué de s'accrocher au passé ?
S.C. - On n'a pas besoin de renier nos racines pour être moderne et contemporain. Au contraire, on tire notre unicité et notre expertise de nos racines. Bombardier en est un bel exemple. C'est probablement la seule entreprise québécoise qui repose sur un mythe fondateur.
D.B. - Depuis quelques années, le secteur techno impose sa vision de l'innovation. Lancer des produits imparfaits qu'on améliore ensuite. Mais on ne peut pas lancer des bottes ou une tasse imparfaites...
S.C. - Les lancements rapides et l'amélioration continue s'appliquent aussi aux objets. Grâce à l'imprimante 3D, par exemple, vous pouvez fabriquer une tasse par semaine pendant trois mois et la tester. Puis la produire à plus grande échelle. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Il n'est plus question de déposer un brevet et de devenir riche. Cette forme de sécurité n'existe plus.
D.B. - Quel est le problème des «grandes compagnies à trois lettres» ?
S.C. - Elles s'articulent autour du vieux modèle : élaborer les spécifications, définir le système, le construire et le livrer. Entre la conception du système, sa fabrication et sa livraison, les choses ont changé. Les grandes compagnies à trois lettres livrent des solutions au lieu de poser les bonnes questions.
D.B. - Vous évoquez le retour de l'artisan. Pourquoi ?
S.C. - C'est le retour du balancier. À force d'avoir sous-traité en Asie, nous avons perdu la maîtrise de notre processus de fabrication. Comment améliorer un processus dont la maîtrise nous échappe ? Si vous voulez être le meilleur du monde, il faut contrôler votre art, vos matériaux, vos méthodes.
D.B. - Montréal aura-t-elle sa Silicon Valley ?
S.C. - Non, elle aura autre chose. Elle doit trouver ce qui est typiquement montréalais. Une nouvelle génération de start-ups en technologie travaille avec les grands chefs montréalais pour faciliter leur approvisionnement. Ça, c'est Montréal. Nous sommes aussi une ville de festivals et une ville nordique. Voilà quelques pistes pour une Silicon Valley montréalaise. Mais surtout, il faudra persister. Dans les années 1990, Montréal était la capitale de logiciels d'effets spéciaux. Qu'en reste-t-il ? Que sont devenus les bâtisseurs de cette industrie ? À Silicon Valley, les bâtisseurs réinvestissent, ils font du mentorat, ils participent à la suite des choses.