Vincent Stanley est le plus vieil employé du fabricant d'équipement de plein air Patagonia. L'américaine Patagonia est une pionnière de la RSE et du développement durable. On lui doit la fondation 1 % for the Planet rassemblant 1 200 entreprises qui donnent 1 % de leur chiffre d'affaires à 3 300 organismes environnementaux. Le 25 septembre, Vincent Stanley sera conférencier à l'événement Momentum 2014, au Centre Phi, à Montréal.
Diane Bérard - Vous avez rejoint Patagonia comme réceptionniste. Vous êtes aujourd'hui philosophe en chef. Que s'est-il passé entre les deux ?
Vincent Stanley - Quarante années au cours desquelles nous avons transformé notre valeur [la responsabilité sociale et environnementale (RSE)] en un modèle d'entreprise. Tout a débuté dans les années 1970 lorsque Chouinard Equipment [NDRL : le premier nom de Patagonia inspiré du fondateur, Yvon Chouinard] a cessé de fabriquer des pitons pour l'escalade, parce qu'ils abîment les montagnes. Nous les avons remplacés par des coinceurs que l'on visse à la main plutôt que de les enfoncer au marteau.
D.B. - Patagonia a prôné la responsabilité sociale avant même que les consommateurs ne s'en soucient...
V.S. - En effet, il a fallu convaincre nos clients qu'agir de façon responsable était une bonne chose ! Ils ont accueilli notre conversion aux coinceurs avec scepticisme, craignant pour leur sécurité. Ils ne se sentaient pas aussi bien protégés qu'avec les pitons. Nous avons dû faire de l'éducation. Yvon [Chouinard] a publié un article de 12 pages dans notre catalogue de produits pour expliquer nos motivations. En rappelant qu'il est lui-même un mordu de l'escalade. En neuf mois, nos ventes ont complètement basculé, de 70 % de pitons à 70 % de coinceurs.
D.B. - L'accent sur la RSE et le développement durable sont-ils des choix stratégiques pour Patagonia ? Avez-vous pensé que ce serait bon pour vos affaires ?
V.S. - Cela ne s'est pas vraiment déroulé ainsi. Il y a eu de nombreuses discussions et des décisions difficiles. Nous parlions de quelque chose de diffus. Ni les consommateurs ni les autres entreprises n'ont évoqué la RSE ou le développement durable avant le milieu des années 1990. Nous nous aventurions en terrain inconnu et chacune de nos décisions engendrait des coûts supplémentaires à court terme.
D.B. - Le travail de pionnier est exigeant. Qu'est-ce qui a poussé Patagonia à persévérer ?
V.S. - Nous avons pris conscience de notre impact. En convainquant les consommateurs d'abandonner les pitons pour des coinceurs, nous nous sommes rendu compte que nos valeurs pouvaient influencer les comportements autour de nous. Cela nous a donné le courage et la motivation de continuer. Et nous avons répété pour le coton ce que nous avions fait pour les pitons. Nous avons remplacé le coton chimique par du coton biologique, moins nocif pour l'environnement. Et, pour convaincre nos clients d'emboîter le pas, nous les avons informés et encore informés.
D.B. - Patagonia est reconnu comme un leader du développement durable. Vous sentez-vous prisonnier d'une certaine image ? Cela vous oblige-t-il à prendre des décisions malgré vous ? Et si vous ratez la cible ?
V.S. - La pression est forte. Nos projets mettent souvent plus de temps que prévu à se réaliser. C'est le prix à payer lorsque vous êtes un pionnier. En 2005, par exemple, nous avons annoncé que nous produits seraient recyclés. Que nous pourrions tous les reprendre à la fin de leur vie. Il a fallu un an de plus. Et nous ne sommes pas encore parvenus à tout recycler ce que l'on vend. Il a fallu revoir notre objectif. Nous étions déçus. Et puis mal à l'aise. Mais nous avons été honnêtes.
D.B. - Un fabricant d'équipement de plein air doit se soucier de son empreinte environnementale. Pas de nature signifie pas de ventes. Mais vous admettrez que pour les autres entreprises...
V.S. - Quand la nature est malade, toutes les entreprises écopent. Combien de chaînes d'approvisionnement ont été bouleversées par des inondations ou de la sécheresse, par exemple.
D.B. - Votre campagne «N'achetez pas ce blouson» a marqué un jalon important dans le développement durable. Rappelez-nous de quoi il s'agit.
V.S. - Le 25 novembre 2011 [jour du Vendredi noir], nous avons acheté une publicité dans le New York Times qui disait «n'achetez pas ce blouson». On y voyait notre blouson R2, notre modèle le plus résistant. Si résistant que vous pouvez le léguer à votre enfant. Pourquoi ce message ? Parce que notre pensée environnementale a évolué. Nous avons beaucoup prôné le recyclage. Mais la seule véritable façon de réduire notre empreinte environnementale, c'est de réduire notre consommation. Cette publicité n'a été publiée qu'une seule fois, mais on nous en parle encore.
D.B. - Un fabricant qui encourage les consommateurs à ne pas acheter son produit, c'est suicidaire, non ?
V.S. - En fait, le message disait «n'achetez pas ce blouson si vous n'en avez pas besoin ou si vous en avez un autre semblable». Nous voulions inciter les consommateurs à réfléchir sur leurs automatismes. Étions-nous inquiets ? Bien sûr. Mais nous avons agi en accord avec nos valeurs. Et je crois que cela nous a servi. Cette campagne a contribué à établir notre crédibilité.
D.B. - Le fabricant de fast fashion H&M pourrait-il publier une telle publicité ?
V.S. - H&M est membre de la coalition pour le vêtement durable [Sustainable Apparel Coalition], qui vise à réduire l'impact social et environnemental de notre industrie. La coalition compte 140 participants, soit le tiers des acteurs mondiaux. H&M agit pour réduire son empreinte. Mais au-delà de cette action, je crois que le comportement des consommateurs évolue. L'attrait pour le fast fashion va s'estomper.
D.B. - Vous avez coécrit The Responsible Company avec Yvon Chouinard, qui est votre oncle et le fondateur de Patagonia. De quoi s'agit-il ?
V.S. - The Responsible Company est un livre pratique qui explique concrètement les cinq composantes de la RSE. Il s'agit de la responsabilité financière, puis celles face aux employés, aux clients, à la communauté et à la nature. Nous proposons des listes à cocher pour guider les dirigeants à travers ce processus.
D.B. - Parlons marketing. Comment vend-on le développement durable ?
V.S. - Ça dépend du secteur. Dans l'agroalimentaire, cela passe par la santé. Les consommateurs veulent savoir d'où provient ce qu'ils mangent. Comment les aliments ont été cultivés et transformés. Si vous vendez des vêtements, les clients recherchent de la qualité. On ne dit pas «je veux un blouson durable». On dit plutôt «je veux un excellent blouson».
D.B. - La chaîne d'approvisionnement devient mondiale. Une entreprise ne peut pas savoir tout ce qui se passe à l'autre bout du monde...
V.S. - Non, mais cela ne la déresponsabilise pas. C'est son nom et sa marque qui se trouvent sur l'étiquette. Elle est donc responsable.
D.B. - Les entreprises disposent-elles des outils pour assumer leur responsabilité sociale et environnementale ?
V.S. - Il existe de nombreux outils permettant de mesurer les coûts environnementaux de nos activités. Quant à savoir si ceux-ci sont utilisés, c'est une autre histoire...