Alfred Cointreau, 28 ans, appartient à la 6e génération des Cointreau. Cette famille française a créé la célèbre liqueur d'orange. Toujours distillée à Angers, Cointreau affronte une concurrence féroce. L'héritier doit développer la «cocktail culture» dans le monde. Il organise la compétition Mademoiselle Cointreau, pour trouver la meilleure barmaid canadienne. Montréal y participe.
Diane Bérard - Votre père n'a pas pris de relais de votre grand-père chez Cointreau. Pourquoi avez-vous choisi de le faire ?
Alfred Cointreau - Mon grand-père n'a poussé aucun de ses six enfants à lui succéder. Mon père restaure des voitures anciennes, c'est sa passion. Il quitte le matin, le sourire aux lèvres. Je voulais ce même sourire. J'ai réalisé que prendre soin de Cointreau me le donnerait.
D.B. - En quoi consiste votre poste d'ambassadeur mondial de la marque ?
A.C. - Je fais le tour du monde pour rencontrer les distributeurs et les barmans. Je raconte l'histoire de Cointreau. J'explique la naissance de notre fameuse bouteille carrée. Je m'imprègne de la «cocktail culture» locale pour trouver la meilleure façon de nous intégrer aux moeurs.
D.B. - Qu'est-ce que la «cocktail culture» ?
A.C. - Elle a été inventée par les Américains au début du 20e siècle. La première recette de cocktail a été publiée en 1806 dans le New York Times. Ironiquement, c'est la prohibition qui a fait exploser cette culture. La prohibition a aussi contribué à répandre la «cocktail culture» en Europe, car plusieurs barmans américains ont traversé l'Atlantique pour pratiquer leur art de façon légale.
D.B. - Comment évaluez-vous la «cocktail culture» d'un pays ?
A.C. - Je fréquente le plus de bars possible. Il existe quatre niveaux de «cocktail culture». La culture simple, celle des cocktails classiques tel la margarita. Celle qui revoit les classiques. Celle qui crée de nouveaux mélanges. Et puis, la culture qui intègre le moléculaire, les infusions, etc.
D.B. - Un cocktail, c'est aussi de la R-D, expliquez-nous.
A.C. - La recherche se situe sur le plan de la glace. Tout est question de dilution : vous voulez que la glace rafraîchisse votre cocktail sans toutefois le diluer. Les Japonais sont très avancés dans la science des glaçons.
D.B. - Qui sont vos concurrents ?
A.C. - Cointreau a des concurrents indirects, soit tout ce qui se boit. Même l'eau ! Et des concurrents directs, soit toutes les liqueurs d'orange et tous les triples-secs. Les marques qui nous chauffent le plus sont Bols et De Kuyper à l'international et, au Canada, Meaghers.
D.B. - Cointreau a tenté sans succès de breveter l'appellation «triple-sec» ...
A.C. - Le triple-sec est une liqueur à base d'écorces d'oranges. L'appellation triple réfère au fait qu'elle est trois fois plus concentrée en arôme d'orange. Et le qualificatif sec énonce qu'elle contient moins de sucre. La loi française n'a pas autorisé Cointreau à breveter cette appellation, car elle contient deux adjectifs simples. Ce n'est pas assez original. Nous avons toutefois breveté notre bouteille, sa forme et sa couleur.
D.B. - Vos principaux alliés sont les barmans. Comment travaillez-vous avec eux ?
A.C. - Notre stratégie est double. Nous les convainquons d'intégrer à la carte régulière un maximum de cocktails classiques à base de Cointreau. Et nous les incitons à proposer au client une création utilisant du Cointreau.
D.B. - Qu'est-ce que la Cointreau Academy ?
A.C. - C'est à la fois une récompense et une stratégie de développement de marque. Lancée il y a trois ans, la Cointreau Academy est un parcours de deux jours qui se déroule à Angers, en France. Y sont invités les barmans qui ont gagné nos compétitions et les meilleurs vendeurs de notre produit. Ils rencontrent nos maîtres distillateurs, s'initient à notre histoire et à la fabrication de notre produit.
D.B. - Comment se portent vos ventes ?
A.C. - Dans certains marchés, nous nous maintenons. C'est le cas du Canada. On y vend 18 000 caisses par année, soit 215 000 bouteilles. D'autres pays connaissent une légère progression.
D.B. - D'où viendra votre croissance ?
A.C. - Nous développons le marché à domicile. Nous voulons vous convaincre d'offrir des cocktails à vos invités plutôt que du vin ou du champagne. Nous misons sur le Cointreau Fizz, un cocktail simple créé dans les années 1950. Sa base se compose de 5 centilitres de Cointreau, le jus d'un citron vert et 10 cl d'eau pétillante. Ensuite, vous improvisez ! Ajoutez du jus d'orange, du thé, des tranches de concombres, etc.
D.B. - Comment convaincrez-vous les particuliers de servir du Cointreau à leurs invités ?
A.C. - Nous visons un changement de moeurs, il nous faut donc des influenceurs. Nous travaillons présentement à repérer ceux-ci lorsqu'il est question de réception, de style de vie et de cocktails. Ce travail de recherche terminé, nous allons leur proposer des activités. Ils pourraient, par exemple, inviter une dizaine d'amis chez eux. Un barman viendrait leur présenter différentes déclinaisons du Cointreau Fizz. Ces influenceurs pourront ensuite raconter leur expérience dans leur blogue, par exemple.
D.B. - Vous venez de lancer Cointreau Noir, pourquoi un nouveau Cointreau ?
A.C. - Cointreau Noir mélange Cointreau et cognac. C'est un test lancé uniquement aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Nous verrons si ce nouvel alcool augmente nos ventes ou les cannibalise.
D.B. - Quels sont les principaux défis de la marque Cointreau ?
A.C. - Nous en avons trois. D'abord, changer les comportements. Saviez-vous que 90 % des foyers français possèdent une bouteille de Cointreau dans leur bar ? Le problème est qu'on ne sait pas quoi en faire. Ensuite, prouver que nous sommes différents des autres triples-secs. Nous sélectionnons les meilleures écorces d'oranges. Notre triple-sec est plus cher, mais il est plus artisanal. Enfin, Cointreau doit préserver l'architecture de sa marque. Nous distillons à Angers depuis 1849. Distiller ailleurs coûterait moins cher, mais nous perdrions de l'authenticité.
D.B. - Il y a quelques années, vous avez remplacé le Pierrot qui incarnait Cointreau sur les pubs par la stripteaseuse Dita von Teese...
A.C. - Plusieurs ignorent que le premier film publicitaire de Cointreau, en 1898, présentait une femme qui se déshabille en arrière-plan du Pierrot. Cointreau a toujours incarné un côté non conventionnel. Disons qu'il a fallu convaincre mon grand-père et la direction de faire passer la femme fatale à l'avant-plan de la pub !
D.B. - Dita von Teese a-t-elle comme mission d'aguicher les buveurs de Cointreau ?
A.C. - Pas du tout, 70 % des buveurs de Cointreau sont des buveuses. Dita von Teese incarne plutôt le côté non conventionnel de nos clientes.
D.B. - Quand avez-vous concocté votre premier cocktail ?
A.C. - Je devais avoir sept ans. Une autre tradition, sous la supervision de ma grand-mère.