Entrevue. Le vice-président de la stratégie publicitaire mondiale de Coca-Cola, Jonathan Mildenhall, affirme qu'à l'ère des médias sociaux, la marque est entre les mains des consommateurs. Nous l'avons joint à ses bureaux d'Atlanta.
Élevé dans un des quartiers les plus pauvres de Manchester, Jonathan Mildenhall avait bien peu de chances d'être accepté à l'université. Et pas beaucoup plus d'être recruté par une agence de publicité sérieuse. " Elles n'acceptent que les diplômés d'Oxford ou de Cambridge, et surtout pas les Noirs ", lui a-t-on répété lorsqu'il était aux études. Quant à un poste de direction au sein d'une des plus grandes sociétés du monde, cela relevait carrément de l'utopie.
Jonathan Mildenhall a fait mentir tous les prophètes de malheur. Au sortir de l'université, on ne lui a pas offert un emploi, mais deux ! Plus tard, il fut le premier membre d'une minorité à devenir associé directeur du bureau londonien de l'agence TBWA. Puis, Coca-Cola l'a recruté au poste de vice-président mondial de la stratégie publicitaire et créative. " Je me suis toujours plu à renverser les perceptions qu'on entretient à mon égard à cause de ma race et de mes origines ", confie-t-il. Curieuse ironie : celui qui a toujours eu à lutter contre son image triomphe aujourd'hui dans le monde de l'image.
Diane Bérard - Vous affirmez que Coke et Madonna se ressemblent. En quoi ?
Jonathan Mildenhall - Ce sont deux marques constantes, qui n'ont jamais compromis leur essence. Madonna incarne l'indépendance sous toutes ses formes. Certains diront que Madonna s'est réinventée plusieurs fois, je crois plutôt qu'elle a géré sa marque habilement afin de demeurer pertinente. Coke fait de même. Si Madonna est une symbole d'indépendance, Coke, pour sa part, est associée au bonheur. C'est là notre essence. Cependant, l'expression du bonheur et la façon dont il se traduit varie au fil du temps. Mon rôle consiste à écouter la " conversation populaire " pour suivre cette évolution.
D.B. - Nike se réinvente en développant des produits, alors que Coke vend toujours le même produit. Comment rester dans le coup ?
J.M. - Nous réinventons constamment la conversation avec nos consommateurs. Par exemple, à l'ère de Facebook, YouTube et Twitter, la nouvelle définition du bonheur passe par le partage. Nous voulons partager ce que nous connaissons et ce que nous découvrons. Les 14 millions de fans Facebook de Coca-Cola, quant à eux, partagent leur définition du bonheur. Coke est devenu le fil par lequel les citoyens de tous les pays du monde peuvent faire connaître ce qui les rend heureux.
D.B.- Comment avez-vous adapté le concept de bonheur à votre campagne pour la Coupe du Monde de soccer 2010, par exemple ?
J.M. - Quelle est la manifestation ultime du bonheur au soccer ? La célébration ! Vous gagnez et vous célébrez. Nous avons donc invité la population à afficher sur YouTube des vidéos dans lesquels ils racontent leurs façons de célébrer.
D.B. - Comment les médias sociaux modifient-ils votre stratégie ?
J.M. - Notre marque ne nous appartient plus, elle est désormais entre les mains des consommateurs. Jadis, Coke créait elle-même les cas de réussite entourant sa marque. Aujourd'hui, la plupart de celles-ci émanent des consommateurs. Notre rôle consiste à leur fournir les bons outils pour qu'ils puissent créer.
D.B. - Coke inspire les internautes. Mais imaginez que vous vendiez du dentifrice, comment feriez-vous pour lancer une " conversation " à propos de votre produit ?
J.M. - (rires) Est-ce un test ? Voyons... Il y a sûrement moyen d'y arriver. À quoi associons-nous le dentifrice ? À une bouche en santé. Qui gravite autour de ce concept ? Les dentistes, les chirurgiens, les fabricants d'équipement, etc. Somme toute, je ne me débrouille pas trop mal ! Lorsque vous songez à démarrer une communauté autour de votre produit, ne vous limitez pas aux consommateurs.
D.B. - Un jour, Coca-Cola ne vendra-t-elle que du Coca-Cola Zero pour répondre aux aspirations de la population en matière de santé ?
J.M. - Non. Nous sommes, et nous serons, encore nombreux à boire Coke pour ses vertus énergisantes. La caféine et le sucre demeurent les raisons principales pour lesquelles Coke est populaire. Lorsqu'on vit un " coup de barre ", notre premier réflexe consiste souvent à se diriger vers la machine distributrice. En fait, Coke fut la première boisson énergisante du monde.
D.B. - Comment Coca-Cola compose- t-elle avec la lutte à la malbouffe ?
J.M. - Nos associations à des événements sportifs d'envergure, tels la Coupe du Monde de soccer et les Jeux olympiques, nous confèrent bien plus une étiquette de mode de vie actif que de malbouffe. Coke est vue comme la boisson des sportifs, pas comme celle des personnes sédentaires.
D.B. - À quoi reconnaît-on une campagne publicitaire réussie pour Coke ?
J.M. - D'abord, à sa capacité de susciter une émotion durable chez le consommateur. Ensuite, à sa productivité, c'est-à-dire son aptitude à voyager - dans combien de marchés ai-je pu la présenter ? Plus une campagne publicitaire voyage, moins elle me coûte cher. Et, finalement, à la cote d'amour qu'elle engendre pour la marque. La relation qu'on entretient avec une marque ressemble à une pyramide : au niveau le plus bas, vous la connaissez; plus haut, vous l'endossez et elle vous plaît; au sommet, vous l'aimez. Après la Coupe du Monde de soccer, la cote d'amour de Coke était très élevée.
D.B. - Comment avez-vous décroché cet emploi prestigieux ?
J.M. - Je me suis préparé à l'entrevue pendant des semaines, fins de semaine comprises ! J'ai parlé à tous ceux que je connaissais qui avaient travaillé de près ou de loin pour Coca-Cola. J'ai visionné et analysé toutes les campagnes publicitaires sur lesquelles j'ai réussi à mettre la main. J'ai fait le tour des stratégies de promotion de chacune des marques mondiales. Et je me suis présenté à l'entrevue avec des idées de nouveaux produits et de nouveaux concepts publicitaires. Je crois que c'est tout (silence). J'oubliais : j'ai suivi un cours de gestion d'un an à Harvard ! Je savais que, sans ce diplôme, aucune multinationale ne considérerait ma candidature.
D.B. - Vous occupez ce poste depuis 2006. À quoi peut-on aspirer après une telle fonction ?
J.M. - Je n'en ai aucune idée ! Tout ce que les chasseurs de têtes ont à m'offrir ce sont de gros jobs pas cools ou de petits jobs cools . Je ne crois pas quitter mon gros job cool de sitôt !
Le pourquoi
Jonathan Mildenhall est un des gestionnaires les plus influents du monde de la publicité. Il gère l'une des marques les plus connues à l'échelle mondiale, Coke. Il dispose d'une bonne partie du budget publicitaire de l'entreprise, qui atteignait près de 3 milliards de dollars en 2009, soit 10 % du chiffre d'affaires. C'est aussi un homme qui a refusé de laisser ses origines modestes entraver ses rêves et ses ambitions.
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