Les structures organisationnelles traditionnelles sont peut-être dépassées. Pourquoi ne pas les remplacer par un modèle fondé sur les capacités?À lire aussi:
L'avis de Gilles Létourneau d'ACCEO Solutions
Dans les années 1850, les télégraphistes des chemins de fer géraient les horaires des trains. Peu après, les entreprises alimentaires et les fabricants d’outils ont mis sur pied leurs propres forces de vente plutôt que de dépendre de grossistes servant d’intermédiaires. Puis sont apparus les services financiers, suivis des laboratoires de R-D internes qui remplaçaient les entrepreneurs de R-D. En répartissant leurs spécialistes dans divers services, les grandes entreprises pouvaient mieux tirer parti de leurs expertises, leur donner des perspectives de carrière et développer des capacités supérieures à plus grande échelle. Pendant les décennies suivantes, les sociétés ont connu une croissance constante, et à mesure qu’elles se développaient, leur personnel a continué d’augmenter. C’est ainsi que s’est structuré le modèle fonctionnel qui prédomine encore aujourd’hui.
De nos jours, ce modèle basé sur les fonctions est devenu le noyau conceptuel de presque toutes les structures organisationnelles publiques et privées. Il est tellement ancré dans les activités quotidiennes de la plupart des sociétés qu’il est rarement remis en question. En fait, les services – ou les fonctions – sont généralement les éléments les plus permanents de l’entreprise. Les unités commerciales naissent et disparaissent au gré du cycle de vie du produit, mais les services juridiques, financiers, des ressources humaines, du marketing et de la R-D sont inhérents à l’entreprise.
À lire aussi:
L'avis de Gilles Létourneau d'ACCEO Solutions
Une valeur indéniable
La valeur des services – ou des fonctions – est indéniable ; aucune société ne pourrait s’en passer. Toutefois, les modèles opérationnels et organisationnels qui les régissent doivent être modernisés. Les collaborations et les pratiques d’entreprise les plus importantes ne correspondent plus exactement aux catégories établies il y a plusieurs décennies.
Et le symptôme de détresse le plus évident et le plus répandu du modèle fonctionnel est sans aucun doute l’incohérence. La plupart des équipes fonctionnelles sont compétentes dans plusieurs domaines, mais n’excellent dans rien. Souvent, elles doivent lutter pour combler les besoins de tous leurs membres, en tentant de concilier les innombrables exigences (parfois même contradictoires) des services hiérarchiques ; elles ne parviennent jamais à obtenir le type d’avantages ou de différenciation essentiels à la réussite à long terme. Le problème de fond ne réside pas dans l’absence de de se concentrer sur un objectif, un manque de capacité fonctionnelle, ou un budget insuffisant. L’organisation fonctionnelle n’est plus aussi efficace qu’auparavant, et ce, pour trois
1. L’expertise requise pour qu’une entreprise se démarque et se taille une place de choix sur le marché est bien plus complexe. Si une société veut être la meilleure dans un domaine qui importe à ses clients, elle doit être plus efficace, plus compétente d’un point de vue technique et plus créative que jamais dans sa spécialisation. La réussite des magasins Walmart n’est pas le fruit d’une expertise générique en matière d’approvisionnement, mais d’une logistique, d’un processus d’inventaire, de normes d’achat et de modèles de travail qui lui sont propres. Amazon a su s’imposer sur le marché non pas en appliquant de vastes connaissances en marketing, mais en excellant dans les capacités qu’elle a mises au point à cet égard. La société a une approche unique de la gestion du contenu généré par les utilisateurs, du suivi détaillé du comportement des consommateurs en matière d’achat et de l’élaboration de nouvelles fonctionnalités suivant les constats qu’elle en tire. Bien que ces deux entreprises soient concurrentes et qu’elles aient parfois embauché les mêmes experts, elles ont besoin de compétences spécialisées foncièrement différentes.
À lire aussi:
L'avis de Gilles Létourneau d'ACCEO Solutions
2. L’établissement d’une différenciation signifi-cative requiert presque toujours des capacités interfonctionnelles. Par exemple, la création d’une marque mondiale concurrentielle ne dépend pas seulement de compétences en marketing : elle repose sur une multitude d’aptitudes, notamment la gestion de médias numériques et le suivi de la perception des consommateurs (deux éléments qui nécessitent le recours aux technologies de l’infor-mation), le développement de la relation client (qui requiert un service à la clientèle compétent et la conception d’une interface performante), des connaissances culturelles approfondies et l’engagement des employés (en mobilisant les talents et les RH), la conception et le développement de produits hautement ciblés (en s’appuyant sur la R-D), etc.
La capacité de Honeywell à lancer des technologies révolutionnaires, adaptées aux besoins de ses clients partout dans le monde, en s’appuyant sur sa connaissance du marché, ses compétences en ingénierie, ses aptitudes en R-D et son service à la clientèle en est un exemple concret, tout comme le modèle de vente au détail avant-gardiste mais abordable d’Inditex, qui comprend marketing, technologies de l’information, fabrication et sélection des fournisseurs. Si certains vêtements vendus dans les magasins Zara d’Inditex sont fabriqués dans ses propres usines, d’autres sont confectionnés dans des usines étrangères. La chaîne peut ainsi offrir tous ses produits à moindre coût que la concurrence, tout en répondant davantage aux goûts et aux demandes de ses clients. De même, les meubles élégants mais utilitaires d’Ikea reposent sur une expertise fonctionnelle en matière de conception, d’approvisionnement, de fabrication, de prix, de conditionnement, de logistique, d’expérience client dans les magasins et de gestion des coûts, toutes ces compétences se renforçant mutuellement. Rares sont les employés d’organisations fonctionnelles qui connaissent un tel degré de collaboration. Habituellement, les équipes fonctionnelles n’ont pas l’occasion de mettre en place une coopération continue, ce qui serait pourtant nécessaire au développement de capacités de différenciation.
À lire aussi:
L'avis de Gilles Létourneau d'ACCEO Solutions
3. Les fonctions tendent naturellement à se cloisonner dans l’organisation et à se concentrer sur leur propre excellence et sur leur rendement plutôt que sur la stratégie de la société. L’impératif naturel des spécialistes, qui est d’exceller dans tous leurs projets, se traduit par une incohérence. Au fil des ans, de nombreux services ont alloué une part signifi-cative de leur budget à des initiatives et à des technologies qui leur ont conféré une envergure internationale, mais qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les véritables facteurs de la réussite de l’entreprise.
Bien que tous ces problèmes soient gérables dans une moindre mesure, aucun d’entre eux ne pourra être entièrement résolu à l’aide du modèle fonctionnel actuel. Dans ces circonstances, le caractère obsolète du modèle devient de plus en plus évident. Si c’est le cas, par quoi le remplacer ?
La solution moderne
La solution la plus courante aujourd’hui est la mise en place d’une équipe interfonctionnelle. De nombreuses sociétés gèrent la complexité en créant des comités afin de résoudre des problèmes spécifiques. Malheureusement, beaucoup d’équipes interfonctionnelles ne parviennent pas à offrir des solutions efficaces. Elles ont rarement le temps de concilier les différentes façons de penser d’individus issus de divers domaines. Lorsque leurs membres se réunissent pour la première fois afin de se pencher sur un problème commun, ils ont souvent du mal à se comprendre. Ces équipes ont également une marge de manœuvre limitée en raison de leurs priorités fonctionnelles conflictuelles, et parfois de responsabilités mal définies. La plupart du temps, elles sont temporaires : une fois le projet terminé, elles sont dissoutes et leurs membres peuvent ne plus jamais être amenés à collaborer. Elles n’ont donc guère d’intérêt à surmonter ces obstacles
Les équipes interfonctionnelles permanentes ont tendance à être bien plus performantes. Un nombre croissant de groupes axés sur l’innovation réunit des compétences fonctionnelles disparates (généralement en R-D, en marketing, en TI et en recherche) afin de faciliter le lancement de nouveaux produits ou services. Frito-Lay, par exemple, a mis en place une unité de ce type au début des années 1980 : des cadres des services de marchandisage, des TI et de la chaîne d’approvisionnement ont collaboré pour mettre au point sa célèbre capacité de livraison directe, grâce à des appareils portatifs mis au point par la société elle-même. De façon similaire, au début des années 2000, Pfizer Soins de santé (vendue depuis à Johnson & Johnson) a fondé des communautés de praticiens comprenant des avocats, des professionnels de la santé et des spécialistes en marketing qui pouvaient participer à la diffusion d’idées clés et de pratiques exemplaires auprès de familles de marques et de produits dans le monde entier.
À lire aussi:
L'avis de Gilles Létourneau d'ACCEO Solutions
Ces équipes interfonctionnelles permanentes requièrent des changements structurels de diverses ampleurs. Si certaines sont relativement informelles, d’autres s’accompagnent d’une modification en profondeur de la structure organisationnelle. D’autres encore comptent un membre de la direction dans leurs rangs. Leurs chefs portent des titres qui illustrent des capacités interfonctionnelles : chef de la gestion des risques, chef de l’innovation, chef de la croissance, etc.
À mesure qu’ils se développent et que leur niveau de contribution augmente au sein de leur société, ces groupes peuvent devenir un élément organisationnel de plus en plus solide, soit une structure organisationnelle globale, comme un centre d’excellence. Les membres de ces équipes se verraient entièrement affectés à ces unités, dont ils relèveraient plutôt que d’une hiérarchie fonctionnelle, et passeraient leurs semaines, voire toute leur carrière dans un contexte interfonctionnel. Par exemple, une entreprise alimentaire pourrait confier l’administration de son importante capacité de distribution à un seul grand groupe : des professionnels appartenant aux unités de marketing, des ventes, des TI (pour l’analytique), de l’approvisionnement, de la sélection des four-nisseurs et des services juridiques se rapporteraient au même pouvoir hiérarchique et collaboreraient pour maintenir et améliorer la présence de leurs produits dans les rayons.
Cette approche permettrait d’établir un lien plus direct entre les capacités qui soutiennent les stratégies fondamentales de la société et les spécialistes de l’entreprise, leur offrant ainsi des responsabilités et des récompenses plus importantes par rapport à celles qu’ils auraient obtenues s’ils avaient travaillé au sein de fonctions comme la chaîne d’approvisionnement, le service des finances ou du marketing. Plutôt que de fournir des services, ils feraient partie d’une équipe responsable d’un des principaux atouts de l’organisation.
À lire aussi:
L'avis de Gilles Létourneau d'ACCEO Solutions
De nouveaux rôles
Dans d’autres sociétés, de nouveaux postes de direction font leur apparition, comme celui de chef de l’innovation, de chef de la gestion des risques ou de chef du service à la clientèle. Ces directeurs supervisent des membres de divers groupes, comme la chaîne d’approvisionnement, les services de marketing, des finances et de la R-D, et ont pour objectif l’élaboration de structures basées sur les capacités. Par exemple, de nombreuses entreprises, notamment celles dont les produits sont complexes ou hautement perfectionnés, repensent actuellement le rôle de chef de produit.
À l’intérieur de ces nouveaux modèles, les fonctions originales plus spécialisées peuvent contribuer davantage au perfectionnement des employés, en agissant comme une communauté de soutien professionnel, et de base de formation et de perfectionnement dans des domaines d’expertise spécifiques. Quel que soit leur poste au sein de l’organisation, les spécialistes seraient capables de tirer parti de ce soutien ; ils seraient toujours suivis et récompensés pour leurs compétences fonctionnelles, mais auraient également la possibilité d’élargir leur rôle. Tout se passerait comme dans un orchestre symphonique : le chef d’orchestre supervise l’ensemble, mais si un soliste a besoin d’aide, il fait appel aux virtuoses.
Les sociétés emprunteront chacune leur propre chemin, mais elles auront toutes une raison de reconsidérer l’organisation fonctionnelle comme un meilleur moyen de gérer l’expertise spécialisée. Le facteur le plus important commun à toutes ces solutions de rechange est la nécessité de se baser sur les capacités : les sociétés doivent définir clairement les points sur lesquels elles se démarqueront, les avantages qu’elles peuvent en tirer sur le marché et la façon dont elles doivent renforcer et améliorer leurs capacités pour combler leurs lacunes. Ainsi, les chefs pourront combiner correctement les compétences pertinentes, ce qui leur donnera, de même qu’aux employés, le soutien nécessaire pour répondre à leurs objectifs et pour harmoniser leur travail avec la stratégie opérationnelle globale de l’entreprise.
À lire aussi:
L'avis de Gilles Létourneau d'ACCEO Solutions
Les chefs fonctionnels les plus visionnaires n’attendent pas que ces changements les touchent. Ils se lancent eux-mêmes dans la transition en participant à l’évaluation de l’état actuel de la structure de capacités de leur entreprise et en proposant des moyens de réaliser son plein potentiel. Cette démarche fait partie du nouveau mandat des chefs fonctionnels, en tant que partenaires stratégiques de leur société : combler les besoins de l’entreprise plutôt que répondre à la demande d’individus.
Paul Leinwand est partenaire de Booz & Company à Chicago et co-auteur avec Cesare Mainardi de l’ouvrage The Essential Advantage : How to Win with a Capabilities-Driven Strategy.
Cesare Mainardi est le président directeur général (CEO) de Booz & Company.
Adapté de strategy+business
À lire aussi:
L'avis de Gilles Létourneau d'ACCEO Solutions