Plus d'administrateurs qui n'occupent pas un poste de pdg, de recrues sans expérience des sociétés cotées en Bourse, d'étrangers, et d'administrateurs qui connaissent le secteur de l'entreprise à laquelle ils se joignent. Le Board Index 2013 de la firme de recrutement Spencer Stuart révèle le nouveau visage des conseils d'administration des grandes entreprises canadiennes et québécoises.
Près de la moitié (43 %) des femmes nommées au conseil d'administration des grandes entreprises canadiennes n'ont jamais siégé à un CA de société en Bourse auparavant. Un record, et un symbole du renouvellement profond de la composition des conseils.
Autre record : les recrues féminines sont plus jeunes. Elles ont, en moyenne, 54 ans. C'est cinq ans de moins que leurs homologues masculins recrutés en même temps qu'elles.
Pour leur faire une place - et répondre à la pression de la diversité -, il a fallu modifier certains critères de sélection des administrateurs : formation, expérience, etc. Sinon, on n'y serait tout simplement pas arrivé. Il n'y a pas assez de femmes pdg, tout comme on manque de femmes dans l'exploitation, la distribution et les ressources naturelles. On accepte donc des candidates venues d'autres univers, avec des parcours différents de celui de l'administrateur classique. La fin des stéréotypes, c'est l'un des constats de la 18e édition de l'étude Board Index, de Spencer Stuart.
Les conseils se divisent en deux : ceux qui n'ont aucune femme à bord ou une seule, et ceux qui en comptent deux ou plus. Les premiers ne bougent pas. Les seconds, eux, ont tendance à accroître la présence féminine. Pourquoi un tel clivage ? Certains conseils n'ont pas le choix. «Soyons honnêtes, dès qu'on quitte le secteur des services, les candidates qui ont fait leur classe se font rares, répond Hugues Lacroix, consultant en gouvernance chez Lacroix Groupe Conseil. Pour ces secteurs, trouver une femme tient du miracle, alors une deuxième, oubliez ça.»
Et tous les conseils ne sont pas disposés à faire un «acte de foi» vis-à-vis d'une candidate inexpérimentée, ajoute le consultant. Surtout lorsque l'actionnaire de contrôle s'avère très présent, par exemple lorsqu'il s'agit d'un groupe financier du style Bain Capital. «La diversité est une tendance, et ce type d'investisseur se fiche pas mal des tendances, poursuit M. Lacroix. Certes, la bonne gouvernance pourrait contribuer à la sauvegarde de l'entreprise à long terme. Mais, à court terme, elle ralentit la création de valeur aux yeux de ces investisseurs.»
Le point de bascule
Passer d'une à deux femmes au conseil n'est pas nécessairement plus aisé que de zéro à une. «C'est une question de masse critique, avance Michel Magnan, titulaire de la Chaire de gouvernance Stephen A. Jarislowsky, de l'École de gestion John-Molson de l'Université Concordia. Deux femmes auront, ensemble, un certain poids. Elles peuvent prouver leur apport au conseil. De plus, on suppose que le CA possède une grille de recrutement incluant des critères de diversité. Cela facilitera l'arrivée d'une troisième. Avec une seule candidate, il y a peu de chances qu'une dynamique de diversité soit en place.»
Le point de bascule se situe à trois, souligne Andrew MacDougall, président de Spencer Stuart Canada. «À partir de trois femmes, on constate un réel impact de la diversité de genre sur un CA.»
À quoi une seule femme dans un conseil peut-elle aspirer ? «Si les critères de recrutement sont modifiés pour atteindre des cibles, les recrues pourraient se trouver isolées, voire ignorées», craint Andrew MacDougall.
À moins que le président du conseil ne s'en mêle. «Il est responsable d'aller chercher les idées où elles se trouvent, peu importe qui les amène, rappelle Thierry Dorval, associé chez Norton Rose et président de l'Institut des administrateurs de sociétés. Au président du conseil d'assurer l'écoute et la mise en valeur des opinions, sans discrimination.»
Mais l'ouverture du président du conseil aux nouveaux arrivants ne suffira pas. Les recrues devront faire leurs classes, rappelle Andrew MacDougall. Et il n'existe qu'un antidote au manque de connaissances : la formation. «Les femmes qui se joignent à des CA de sociétés en Bourse pour la première fois devront travailler fort si elles désirent être efficaces, au conseil comme dans ses comités», prévient le pdg de Spencer Stuart Canada.
D'ailleurs, la formation préoccupe de plus en plus les membres de conseil. Surtout celle qui est liée au secteur d'activité de l'entreprise à laquelle ils siègent. En 1997, les deux tiers des conseils sondés pour le Board Index manquaient d'expérience pertinente. Ces conseils ne possédaient aucun administrateur rompu aux réalités particulières de l'industrie, ou n'en avaient qu'un. Aujourd'hui, la situation s'est inversée. Les deux tiers des conseils du Board Index se composent d'au moins trois administrateurs qui présentent une expérience sectorielle pertinente.
Échapper à la tentation du pdg
Près de la moitié des administrateurs canadiens recrutés depuis six ans sont des pdg ou d'ex-pdg, révèle le Board Index. Pourquoi ? La réponse officielle tient à leur expérience diversifiée. La réponse officieuse tient à des facteurs plus psychologiques. «Il faut un ego puissant pour affronter l'ego du pdg, souligne Michel Magnan. Il n'y a peut-être qu'un pdg ou un ex-pdg qui y arrive.»
Hugues Lacroix ajoute la confiance et le temps. «Le pdg doit faire confiance à son conseil, explique le consultant. Or, la rapidité avec laquelle il accordera sa confiance tient au respect que les administrateurs, surtout le président du conseil, lui inspireront ou pas.» Il ajoute : «Confieriez-vous votre auto à quelqu'un qui n'a jamais conduit ou qui n'a qu'un permis temporaire ?» Cela dit, le v.-p. d'une division internationale d'une grande entreprise fait certainement le poids face au pdg d'une entreprise de taille moyenne, ajoute M. Lacroix.
Un ex-pdg vaut-il un pdg ? «Rien ne se compare à la réalité du terrain, surtout lorsqu'elle change de plus en plus vite», répond Michel Magnan. «Rien ne vaut un administrateur qui se consacre à temps plein à son rôle», réplique Louise Champoux-Paillé, présidente du Cercle des administrateurs de sociétés certifiés.
En fait, rien ne vaut l'équilibre. Un conseil est constitué d'une somme de talents, de compétences, d'expériences et de styles, rappelle Andrew MacDougall. Le conseil doit servir de contrepoids à la direction, rappelle Louise Champoux-Paillé. «En n'ajoutant que des pdg [au conseil], on ne fait qu'alimenter la pensée de troupeau.»
De gré ou de force, les conseils doivent s'affranchir de la tentation du pdg. Ils n'ont pas le choix. Des pdg disponibles, il y en a de moins en moins. «Les investisseurs institutionnels ne veulent plus que leur pdg siège à plusieurs conseils, souligne Thierry Dorval. En assemblée générale, ils pourraient s'abstenir de voter pour ceux qui cumulent les conseils, ce qui équivaut à voter contre eux.» Déjà, le profil des nouveaux administrateurs change. En 2013, 27 % des nouveaux administrateurs du Board Index étaient des cadres supérieurs, mais non des pdg. C'est un peu plus du double du niveau de 2012 (13 %) et la plus forte proportion depuis 2008.
Pour s'affranchir de la tentation du pdg, on peut porter son regard ailleurs, à l'étranger par exemple. Du coup, on élargit le bassin de candidats. En 2013, le tiers des nouveaux administrateurs du Board Index provenaient de l'extérieur du Canada, principalement des États-Unis (76 %). Le niveau le plus élevé depuis trois ans. Au total, 26 % des administrateurs des sociétés canadiennes du Board Index étaient issus de l'extérieur du Canada. Parmi les sociétés québécoises du Board Index, 18 % des administrateurs ne résident pas au Canada.
Combien vaut un administrateur ?
Recruter à l'extérieur du Canada règle un problème - celui d'élargir le bassin -, mais en crée un autre : la disparité des rémunérations. Les sociétés québécoises du Board Index qui comptent des administrateurs étrangers offrent 47 % de plus (140 000 $) que celles qui n'en comptent pas (95 000 $). À l'échelle du Canada, l'écart est de 40 % (183 000 $ comparativement à 130 000 $).
Un administrateur de sociétés québécoises vaut-il moins qu'un administrateur canadien ou étranger ? On peut supposer que l'activité d'une société qui recrute un administrateur étranger dépasse les frontières du Canada. Autres lois, autres marchés, autres réalités. Cette complexité pourrait expliquer la disparité salariale.
Quant à la composition de la rémunération, elle varie aussi. Les administrateurs britanniques reçoivent la quasi-totalité de leur rémunération sous forme d'argent. Plus de la moitié (56 %) de la rémunération des administrateurs américains se compose d'actions de l'entreprise. Les administrateurs canadiens, eux, reçoivent un peu plus du tiers (36 %) de leur rémunération sous forme d'actions. Pourquoi cette différence ? Les Britanniques n'abordent pas le rôle du conseil comme les Américains. Les premiers accordent au conseil un rôle de surveillance et de contrôle, explique le consultant Hugues Lacroix. Ces conseils sont axés sur les moyens et les processus. Les CA américains auraient plutôt un rôle de création de valeur, car on s'attend à ce qu'ils aient un impact sur les résultats à court terme de l'entreprise. D'où la présence d'actions dans leur rémunération, afin que leurs intérêts soient arrimés à ceux de l'entreprise. Le Canada se situe entre les deux. «On y reconnaît plus formellement le rôle élargi du conseil de veiller aux intérêts de l'entreprise, rappelle Michel Magnan. Cela va au-delà du simple intérêt de l'actionnaire. Il est question de créer de la valeur, mais pas à tout prix. C'est pourquoi on offre moins d'incitatifs à court terme [actions] qui pourraient compliquer le jugement.»
La diversification des CA peut sembler un acte de foi. Les recrues influeront sur la dynamique des conseils. Elles pourraient même ralentir la prise de décision. Mais alors qu'on demande aux administrateurs de voir plus large et plus loin, la fin des stéréotypes peut aussi être vue comme un beau risque.
Cinq tendances
1. Le pointage de doigt
«Depuis que la gouvernance est à la mode, on pointe les conseils pour un oui et un non, constate le consultant Hugues Lacroix. Les comptes se règlent sur la place publique. Parfois, les CA sont fautifs. Mais pas nécessairement. On comprend mal le rôle du CA et celui de la direction.»
2. Au-delà du pdg
«Historiquement, le CA a la responsabilité de recruter, d'évaluer et, si nécessaire, de congédier le pdg, explique Michel Magnan, de l'Université Concordia. Désormais, on s'attend à ce qu'il s'assure aussi de la solidité de toute l'équipe de direction. Que les v.-p. aient les compétences requises pour répondre aux besoins de l'entreprise.»
3. La diversité
«Les CA des entreprises québécoises qui possèdent des activités à l'extérieur demeurent très québécois, constate Michel Magnan. La diversité culturelle et géographique commence à être envisagée.»
4. Moins de conformité, plus de stratégies
«Les conseils recommencent à parler investissements et projets, constate Louise Champoux-Paillé, présidente du Cercle des administrateurs de sociétés certifiés. C'est le retour du balancier.»
5. L'effet Snowden
«Les révélations de l'informaticien américain Edward Snowden sur l'espionnage à grande échelle a eu des effets jusque dans les CA, estime Louise Champoux-Paillé. La protection des renseignements personnels devient une préoccupation pour toutes les entreprises qui exploitent des banques de données.»