Ragnheiður Elín Árnadóttir, 47 ans, est ministre de l'Industrie et du Commerce de l'Islande depuis mai 2013. Auparavant, elle fut conseillère auprès du ministre des Finances, de celui des Affaires étrangères ainsi que du premier ministre.Diane Bérard - Cette semaine, à la demande de l'Islande et du Suriname, les Nations Unies ont tenu, à New York, une conférence «pour hommes seulement». De quoi était-il question ?
Ragnheiour Elín Árnadóttir - On y a parlé des femmes, des hommes et des stéréotypes que l'on véhicule à propos des uns et des autres. Et de la façon de les surmonter pour atteindre une plus grande égalité et une plus grande prospérité.
D.B. - Parler de la situation des femmes sans les femmes, n'est-ce pas étrange ?
R.E.A. - À première vue, cela peut sembler curieux. Mais c'est un passage obligé. Pour atteindre l'égalité, nous avons besoin des hommes. Et pour qu'ils y adhèrent, ils doivent être convaincus de la nécessité économique et des bénéfices sociétaux de celle-ci. Depuis des décennies, les femmes exposent leurs raisons pour atteindre l'égalité. Il est temps que les hommes trouvent les leurs. Une telle conférence permet des échanges candides et francs entre hommes, sans jugement. On a voulu créer un lieu où les participants se sentent à l'aise et poussent leur réflexion au-delà des stéréotypes.
D.B. - C'est un beau coup de marketing, en tout cas...
R.E.A. - En proposant cette conférence, le ministre des Affaires extérieures de l'Islande, Gunnar Bragi Sveinsson, savait qu'elle ferait jaser. Mais il croyait aussi que cette rencontre pouvait contribuer à changer le ton et le contenu des conversations que les hommes tiennent entre eux. Qu'elle pouvait les amener tranquillement à reconnaître qu'il existe un problème et qu'ils font partie de la solution.
D.B. - Quelles retombées souhaitez-vous que cette conférence ait ?
R.E.A. - J'espère que son caractère inusité attirera davantage l'attention sur l'importance pour tous d'atteindre l'égalité. Il fallait un effet-choc. Comme le 24 octobre 1975 [Année internationale de la femme], lorsque 90 % des Islandaises ont refusé de travailler et de s'occuper des enfants pour démontrer leur importance dans l'économie. Cela a été un catalyseur. En 1980, l'Islande a élu sa première présidente, Vigdís Finnbogadóttir.
D.B. - Dans plusieurs grandes entreprises, les groupes de femmes commencent à s'ouvrir aux hommes. Amorçons-nous une nouvelle étape ?
R.E.A. - Je crois que oui. Nous entamons une phase plus équilibrée où, je l'espère, nous verrons moins les femmes d'un côté et les hommes de l'autre, mais plutôt les deux ensemble partageant le projet commun d'une société meilleure.
D.B. - L'Islande se classe première du monde au chapitre de l'égalité des sexes. Qu'est-ce que cela lui rapporte ?
R.E.A. - En Islande, l'égalité des sexes est une question très terre à terre. Nous comptons à peine 320 000 habitants. Notre société et notre économie ne pourraient tout simplement pas rouler en laissant de côté la moitié de la population. Le taux de participation des Islandaises au marché du travail est un des plus élevés du monde, de 80 % à 90 % [au Québec, le taux de participation des femmes au marché du travail est de 61 % au total et de 84,5 % chez les 25 à 44 ans]. Il est élevé depuis les années 1970. Les débats que plusieurs pays occidentaux connaissent aujourd'hui autour des services de garde et des congés parentaux, nous les avons eus, et réglés, il y a plusieurs décennies déjà. C'était une question de nécessité.
D.B. - Alors que vous étiez dans l'opposition, vous avez dénoncé l'imposition de quotas pour les CA d'entreprises de 50 employés et plus. Maintenant que vous êtes au pouvoir, vous devez appliquer cette loi. Êtes-vous toujours contre les quotas ?
R.E.A. - Lorsque je suis devenue ministre, en mai 2013, la loi des quotas n'était pas encore en vigueur. Elle devait l'être cinq mois plus tard. J'aurais donc pu l'abroger. Après tout, je l'avais tellement combattue ! J'ai plutôt choisi d'en discuter avec les principaux intéressés, les gens d'affaires. La plupart d'entre eux m'ont dit : «N'y touche pas. Nous avons commencé à nous ajuster en vue de la date butoir, alors laisse les choses aller. Si tu recules, cela va créer de l'incertitude. Les entreprises n'aiment pas l'incertitude».
D.B. - En 2013, un comité de gens d'affaires mandaté par le gouvernement du Québec a exploré et rejeté la voie des quotas. Ce comité a affirmé que les entreprises québécoises ne les accepteraient jamais. Pourquoi les entreprises islandaises, elles, s'y sont-elles soumises ?
R.E.A. - Avant que le gouvernement ne passe cette loi, la communauté d'affaires islandaise avait reconnu la nécessité de diversifier les CA. Cette étape est essentielle. Les associations sectorielles, les groupements d'entrepreneurs, les groupements de femmes, tous s'étaient entendus sur des objectifs communs. Le gouvernement, lui, a mis des chiffres et une date sur ce consensus.
D.B. - Le Québec n'est pas le seul à avoir rejeté les quotas. D'autres États ont préféré les mesures incitatives aux mesures coercitives. Quels résultats l'Islande enregistre-t-elle un an et demi après l'entrée en vigueur des quotas ?
R.E.A. - J'étais sceptique. Tout comme les membres de votre comité québécois, je doutais de l'efficacité des quotas. Mais je dois admettre que cette loi semble porter ses fruits. En un an, la représentation des femmes dans le CA des entreprises islandaises de 50 employés et plus est passée de 10 % à 40 %.
D.B. - L'objectif de cette loi est donc atteint ?
R.E.A. - Pas encore, il ne faut pas confondre la fin et les moyens. Je ne vais pas crier victoire parce que les CA des sociétés islandaises de 50 employés et plus comptent 40 % de femmes. Je veux des résultats tangibles prouvant que nous avons choisi la bonne voie. Cette loi est un moyen d'atteindre une diversité de pensée et de contribution et, ultimement, de multiplier la créativité et l'innovation dans les entreprises. Elle sera un succès si elle a un impact économique. Nous devons donc trouver la façon de mesurer son impact.
D.B. - Selon vous, pour réduire le risque que posent les mères aux employeurs, il faut augmenter celui que posent les pères. Expliquez-nous.
R.E.A. - Laissez-moi vous donner l'exemple du congé parental islandais. Depuis l'an 2000, il ressemble à ceci : trois mois pour la mère, trois mois pour le père et trois mois que les parents peuvent se diviser comme bon leur semble. Si le père ne prend pas son congé, il le perd. Impossible de le transférer à la mère. L'enfant se retrouve donc trois mois plus tôt en garderie. Les parents y pensent deux fois avant de gaspiller ces trois mois. Plus de 90 % des pères prennent leur congé parental. Du coup, cela les rend plus engagés dans la vie domestique. Ils restent à la maison lorsque les enfants sont malades, par exemple. Les employeurs savent que le père sera autant absent que la mère lors des premiers mois qui suivent la naissance, et même après. En fait, depuis cette loi, les hommes constituent une plus grande menace que les femmes pour leur employeur, puisqu'ils peuvent avoir des enfants bien plus longtemps que nous ! (Rires.)