Le World Business Forum souffle sa dixième chandelle. Parmi les 4 000 participants venus de 50 pays, on croise de plus en plus de Québécois. Cette année, Les Affaires y a rencontré, entre autres, Jean-Yves Germain, coprésident du Groupe Germain, et Michel Bundock, premier vice-président et directeur général du Groupement des chefs d'entreprises du Québec. L'édition 2014 a été baptisée «Provocateurs». Il y eu provocation, mais pas où on l'attendait. Certes, le designer Philippe Starck a fait son numéro habituel sur la scène. Et l'entrepreneur social Blake Mycoskie (Toms Shoes) a affirmé, devant un parterre composé surtout de grandes entreprises traditionnelles, que le don est un modèle d'entreprise rentable. Mais l'idée la plus «provocante» que Les Affaires retient de cet événement est l'éloge de la persévérance. Elle était là, en filigrane, dans le discours de la plupart des conférenciers. Faut-il s'en étonner ? C'est l'héritage de la crise de 2008. Et des ravages du court-termisme.
Persévérer pour créer
Pourquoi persévérer ? D'abord pour créer. Toutes les entreprises veulent innover. Et tous les employeurs veulent des employés créatifs. Or, la créativité est victime de nombreuses idées reçues. Le Britannique Ken Robinson cite quelques-uns de ces mythes : «On est créatif ou on ne l'est pas». «Il y a des secteurs et des professions où il faut être créatif et d'autres où ce n'est pas nécessaire» et «la créativité est une affaire d'individus, pas d'organisation». Toutes les affirmations précédentes sont fausses, insiste l'auteur de nombreux ouvrages sur la créativité, dont Out of Our Minds : Learning to be Creative et L'élément : trouver sa voie en alliant passion et talent. La créativité se cultive. Elle n'est pas le résultat d'un heureux accident. La créativité, c'est «l'imagination appliquée à quelque chose qui a de la valeur pour la personne qui crée et pour son organisation», ajoute Ken Robinson.
Malcolm Gladwell, journaliste et auteur de nombreux succès de librairie, renchérit. «Les cafés sont remplis d'individus créatifs qui ne créent rien.» Il leur manque une qualité essentielle : la persévérance. Plus encore, l'acharnement. «Certains créatifs ne sont pas consciencieux. Et certains individus consciencieux n'ont aucune fibre créative, poursuit Gladwell. Pour qu'il y ait création, il faut les deux.» On associe souvent la créativité à la technologie (comme catalyseur), aux ressources disponibles et aux connaissances. «On passe sous silence le facteur déterminant : l'attitude», estime Gladwell. L'auteur du Point de Bascule et de David et Goliath illustre son propos par l'histoire de Malcolm McLean. McLean est l'un de ces «héros méconnus». Il a révolutionné l'industrie du transport dans les années 1950 en inventant le conteneur. Une innovation qui a mis des années à jaillir. Magnat du transport routier, McLean observe les bouchons grandissants sur les routes menant aux ports, alors que les États-Unis vivent le boom d'après-guerre. La solution : décharger les camions plus rapidement. Ainsi naît le conteneur, un concept qu'on avait tenté plusieurs fois d'appliquer au cours des décennies précédentes, mais qui n'avait jamais percé, parce qu'il n'était pas achevé. Il fallait un entrepreneur opiniâtre comme Malcolm McLean pour le concrétiser.
Malcom McLean a mis des années d'observation et de réflexion à peaufiner son concept de conteneur. Il est possible de réduire le temps de création en travaillant en équipe. «L'idée naît souvent d'un individu, mais pour qu'elle se développe, il faut la donner à un groupe», souligne Linda Hill, professeure de leadership à la Harvard Business School. C'est tout le groupe qui persévère ensemble pour transformer l'idée en un produit ou un service. Et démontre que la créativité n'est pas une affaire d'individu. Elle devient rapidement une affaire d'entreprise. Un processus organisé et structuré.
Persévérer pour se renouveler
Toute entreprise repose sur la création. Mais elle repose aussi sur la destruction. Il faut savoir persévérer à ne pas persévérer ! Rita McGrath, professeure à l'université Columbia et auteure de The End of Competitive Advantage, parle du sain désengagement. Cela signifie savoir réduire, de façon continue, les ressources allouées à une activité en déclin. Puis se retirer. Un cycle de plus en plus court, car les avantages concurrentiels permanents existent de moins en moins. Viser un avantage concurrentiel transitoire est plus réaliste.
Tout avantage concurrentiel, peu importe sa durée, traverse les mêmes phases. D'abord l'incubation, puis la massification, l'exploitation, la copie et l'abandon. Il faut posséder des produits à tous les stades dans son pipeline. Par exemple, ne jamais abandonner l'incubation, même si les produits vedettes rapportent. Car il devient trop exigeant de redémarrer une activité abandonnée. Il faut recréer une nouvelle structure et réembaucher. Le processus qui va de l'innovation à la destruction exige une équipe diversifiée, précise Rita McGrath. «On n'a pas besoin des mêmes talents pour innover que pour massifier ou désinvestir.» Et il ne faut pas que la personne responsable de l'implantation soit aussi responsable du budget. Sinon, elle aura du mal à retirer ses billes d'une activité qu'elle a elle-même supervisée. Elle aura plutôt tendance à camoufler la situation si un ralentissement s'installe. C'est pourquoi Alan Mulally a rapidement mis fin à la culture du secret lorsqu'il a été nommé à la tête de Ford en 2006. Le constructeur automobile allait annoncer la perte la plus importante de son histoire, 12,7 milliards de dollars américains. Pourtant, lors des réunions du comité de direction, chaque gestionnaire affirmait que ses projets respectaient les objectifs, les budgets et les échéanciers fixés ! «Pourquoi alors perdons-nous 12,7 G$ US ?» soulève le nouveau pdg. Un des cadres, Mark Fields ose : «Mon dossier est dans le rouge, mes projets vont mal !» Mullaly se lève et l'applaudit : «Il y a assez d'intelligence autour de cette table pour trouver quoi faire des projets de Mark et de tous les autres projets». Ford est le seul constructeur automobile américain qui n'a pas reçu d'aide gouvernementale au moment de la crise financière. Mark Fields est aujourd'hui pdg de Ford.
Persévérer pour se donner une âme
Vous créez, vous détruisez, vous recréez. Tout ça pour vos clients et avec l'aide de nos employés. La question : lorsqu'il est question de convaincre un client d'acheter votre produit, un candidat de venir travailler chez vous ou un employé de travailler plus fort, vous manipulez ou vous inspirez ? Cette question est à la base de l'oeuvre de Simon Sinek, auteur de Leaders eat last. Son passage dans l'univers de la publicité l'amène à conclure que manipuler est moins long. Les résultats sont immédiats pour susciter des ventes ou attiser la productivité des employés. «Inspirer, par contre, prend du temps. Il faut gagner la confiance», dit-il. On sait qu'une réputation prend une éternité à bâtir, mais se détruit somme toute assez facilement.
Simon Sinek présente le concept de «cercle de sécurité». Ce cercle que le leader bâtit patiemment autour de ses employés. Il établit un parallèle avec l'époque préhistorique où le leader - celui à qui on attribuait les plus beaux morceaux de viande et les plus belles compagnes - devait, en retour, assurer la sécurité du groupe. Les autres comptaient sur lui lorsque les choses tournaient mal. Des milliers d'années plus tard, le rôle du leader n'a pas changé. Il doit assurer la sécurité du groupe afin que chacun puisse s'acquitter de sa tâche l'esprit en paix. Il doit donc patiemment bâtir et entretenir cette culture de sécurité. Sinon...
Si les employés ne se sentent pas en sécurité, s'ils se sentent manipulés, ils perdront un temps fou à élaborer des stratagèmes pour protéger leur emploi et se protéger de leur patron et des autres collègues. Tout le monde perd, dit Simon Sinek.
Persévérer pour préserver son âme
Bâtir un cercle de sécurité autour de ses employés prend du temps. Ensuite, il faut persévérer et le maintenir envers et contre tout. C'est ce qu'a fait Kip Tindell, fondateur de la chaîne The Container Store. Avec ses 57 magasins et des ventes de 700 millions de dollars, The Container Store a connu une croissance régulière de 16 % à 17 % par année jusqu'à ce que survienne la crise de 2009. Une croissance reposant en grande partie sur l'équipe de vente qui, jour après jour, sait cerner les besoins des clients et y répondre. La décision la plus facile pour passer au travers de la crise aurait été de licencier du personnel, pour réduire rapidement les coûts. Mais la direction n'avait jamais licencié d'employés auparavant, et elle a toujours fait sa publicité autour de ses employés qui sont des «conseillers en qualité de vie». The Container Store a pour mission de rendre ses clients plus heureux parce qu'ils deviennent mieux organisés, dit Kip Tindell. The Container Store vend des contenants de toutes les tailles.
Cette chaîne a choisi de conserver le modèle qui avait fait son succès. «Chaque employé a accepté de réduire ses heures pour éviter qu'aucun collègue ne perde son emploi, raconte Kip Tindell. Et, ensemble, nous avons retourné toutes les pierres pour trouver des économies.» Mais surtout, The Container Store s'est montré transparent avec ses employés. «Ils comprenaient tous la situation de l'entreprise et les choix qui s'imposaient», ajoute le dirigeant. Tindell appartient au mouvement du capitalisme conscient (Conscious Capitalism) fondé par l'entrepreneur américain John Mackey, des supermarchés Whole Foods. Ce mouvement estime que le rôle d'une entreprise est la création de valeur pour toutes les parties prenantes. Et que la finalité des organisations dépasse la recherche du profit. Le ciment de tout cela est la culture de l'entreprise. Elle guide la stratégie et prévient les dérives.