Le jeu de l'imitation, un film présentement en nomination aux Oscars, trace le portrait de la vie du doué scientifique Alan Turing, l'inventeur d'une machine qui craqua avec succès un code, contribuant à la victoire des Alliés pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il est désormais reconnu comme l'inventeur de l'ordinateur moderne.
Le travail de Turing s'inscrit dans l'histoire de grands chercheurs scientifiques comme Einstein, Newton et Tesla. On reconnaît aussi en Turing les traits d'entrepreneurs technologiques qui lui succéderont, comme Bill Gates, Steve Jobs et Elon Musk. De grands rêveurs, certes, mais qui possèdent un caractère acharné et parfois intransigeant vis-à-vis de la réalisation de leur vision.
Le film est une parabole de l'innovation pure, un type d'innovation qui va au-delà du progrès incrémentiel, bouleverse le statu quo et ouvre de nouvelles possibilités pour la société.
Dans son plus récent livre Zero to One, l'investisseur américain Peter Thiel décrit ce type d'innovation comme «10x», c'est-à-dire «une solution qui est 10 fois meilleure que la solution actuelle sur le marché». Thiel cite en exemple l'algorithme de Google, 10 fois plus performant que celui des moteurs de recherche qui l'ont précédé, et le site d'Amazon, qui offrait à ses débuts au moins 10 fois plus de livres que n'importe quel librairie du monde. C'est ce genre d'innovation, note-t-il, qui permet souvent de passer de 0 à 1, soit d'une impossibilité à une réalité de marché.
Dans le film, Turing tente de bâtir une immense machine mécanique très coûteuse et complexe pour décrypter les messages ennemis, plutôt que de suivre une approche manuelle comme ses collègues. Le jeune Turing se retrouve rapidement isolé quand ces collègues et supérieurs commencent à douter de la pertinence de son exploration.
Plusieurs entrepreneurs travaillent aujourd'hui sur des projets 10x comme celui de Turing. L'actualité de l'année 2014 a notamment été marquée, entre autres, par plusieurs innovations récentes, dont le bitcoin, les imprimantes 3D et les drones aériens.
L'entrepreneur américain Elon Musk est très reconnu pour ses visions futuristes, notamment avec ses projets de transport SpaceX, Tesla et Hyperloop. Sergey Brin, cofondateur de Google, parraine leur projet de voiture autonome sans conducteur et aussi le projet «Loon», des ballons de haute altitude pour créer un réseau Internet sans fil dans la stratosphère.
La pression externe
Pour diverses raisons, beaucoup de ces innovations 10x ne verront toutefois jamais le jour. Dans le cas de Turing, ses efforts pour créer une machine intelligente «avec un cerveau et une mémoire» ont failli être stoppés maintes fois par un commandant de l'armée qui tentait d'étouffer son initiative trop «risquée». Souvent, l'urgence du court terme force l'utilisation de méthodes plus traditionnelles pour résoudre un problème.
De nos jours, les entrepreneurs se heurtent souvent à cette réalité, que ce soit à cause d'investisseurs, de compétiteurs, voire de législateurs. D'une part, certains financiers peuvent s'impatienter quand la vision ou les résultats tardent à se matérialiser. Dans certains cas, comme la recherche d'un traitement contre le cancer, il peut en effet s'agir d'un problème complexe qui prend du temps.
D'autre part, les compétiteurs en place peuvent proactivement bloquer l'apparition d'innovations 10x. On pense à la fameuse scène du film Qui a tué la voiture électrique ? dans lequel les constructeurs d'autos enfouissent des voitures électriques dans le désert pour retarder leur apparition sur le marché. On pense aussi aux coopératives de taxi qui se liguent présentement pour se défendre contre la «menace» que pose l'innovation 10x d'Uber.
En outre, l'innovation radicale inquiète parfois les législateurs quand elle comporte des risques importants. On pense notamment aux risques soulevés pour l'accélérateur de particules «Grand collisionneur de hadrons» ainsi qu'aux questions éthiques et légales vis-à-vis du séquençage de l'ADN et de la commercialisation de tests diagnostiques à grande échelle.
La possibilité de l'échec
Pour l'entrepreneur, le grand risque de l'innovation 10x, c'est d'être aux prises avec un résultat de 0 plutôt que de 1. Ça prend du caractère et du courage pour passer au travers de tels hauts et bas, de déceptions en série et de l'omniprésente possibilité de l'échec total.
Si notre société est prête à célébrer des histoires de réussites scientifiques comme celle de Turing, on doit réciproquement tolérer l'échec. Pour chaque Alan Turing qui a craqué un code permettant de gagner une guerre et de sauver 14 millions de vies, il y a 99 autres inventeurs qui vivent dans l'ombre et subissent parfois même les foudres de leurs proches et du public (comme Turing à son époque), mais qui ne connaîtront jamais la gloire.
Oui, Alan Turing est un génie unique qui a marqué l'histoire. Cela dit, des chercheurs et des entrepreneurs de sa trempe, qui poussent les barrières du savoir, il y en a des milliers autour de nous. Très peu d'entre eux auront droit à un film produit en leur honneur. Pourtant, l'amélioration de notre société et de notre qualité de vie dépend de leur courage.
Au Québec, plusieurs travaillent sur des projets 10x. En 2014, l'entrepreneur Austin Hill (lui-même ayant travaillé dans la cryptographie comme Turing) a levé 21 millions de dollars américains avec BlockStream pour développer une technologie qui pourrait améliorer le protocole révolutionnaire Bitcoin.
De plus, par ma participation à la campagne de financement Campus Montréal, j'ai récemment été exposé au travail incroyable que font plusieurs chercheurs universitaires. Par exemple, le Dr Guy Sauvageau, chercheur principal à l'IRIC de l'Université de Montréal et personnalité scientifique La Presse de l'année 2014, et son équipe ont découvert une molécule capable de faire se multiplier les cellules souches dans une unité de sang de cordon ombilical, permettant de trouver de nouveaux remèdes à des maladies du sang.
Ces chercheurs et entrepreneurs méritent notre soutien. Ainsi, je vous salue et je vous lève mon chapeau, chers inventeurs, chercheurs et innovateurs sur le mode 10x. Vous nous inspirez. De la part de nous tous, membres du public, qui nous portons mieux grâce à votre persévérance, merci.
LP Maurice est pdg et cofondateur de Busbud, une entreprise de commerce électronique spécialisée dans le voyage en autobus interurbain partout dans le monde. LP travaillait auparavant dans la Silicon Valley, chez Yahoo et LinkedIn, et a un MBA de l’Université Harvard. Il est aussi un capital-risqueur et un mentor actif dans la communauté start-up montréalaise. Il est le récipiendaire du prix Arista 2014 « Entrepreneur de l’année » (démarrage) et a été nommé NYC Venture Fellow 2014. Pour le suivre sur Twitter : @lpmo