Le 8 septembre, l'économiste américain James K. Galbraith lancera son 9e livre, intitulé The End of Normal. Il y affirme que la crise financière de 2008 n'est pas un accident de parcours. Ce sont plutôt les 50 décennies de croissance précédentes qui constituent une anomalie. On peut lire cet économiste hétérodoxe, entre autres, dans les pages de Mother Jones. Il est le fils de John Kenneth Galbraith, le plus célèbre économiste américain.
Diane Bérard - L'économie américaine marque des signes de reprise. Est-ce, enfin, le retour à la normale ?
James k. Galbraith - Il n'y aucune raison de croire que l'économie américaine s'est stabilisée. La création d'emplois demeure modeste. Le ratio d'emplois par rapport à la population est en deçà de celui de la période pré-crise. Et la croissance demeure erratique d'un trimestre à l'autre.
D.B. - Pourquoi l'économie, américaine et mondiale, ne retourne-t-elle pas à la normale ?
J.K.G. - Parce que les institutions qui la soutiennent sont cassées. Elles ne remplissent plus leur mission. Le système financier ne fonctionne plus. Il ne faut pas s'attendre à ce que les banques recommencent à prêter au même rythme. Le secteur public, quant à lui, est constamment dénigré. Et sa politique d'austérité l'empêche de jouer son rôle de soutien. Et puis, les coûts de l'énergie ne sont plus ce qu'ils étaient. De 1990 à 2000, ils ont doublé. Pour l'instant, ils diminuent grâce au boom du gaz naturel. Mais pour combien de temps ? Le dossier énergétique n'a pas qu'un effet sur les coûts. Il est aussi source de spéculation et d'instabilité. Rien pour assurer un retour à la normale.
D.B. - Pourquoi avez-vous écrit The End of Normal ? Quel est votre message ?
J.K.G. - J'aimerais que les gens jettent un regard différent sur les cinq dernières années. Qu'ils cessent de considérer la crise comme un gros accident de parcours. Comme un choc au sein d'un système viable. Tant que nous entretiendrons cette vision, nous ne pourrons pas envisager le futur avec réalisme. La crise marque un point de rupture d'un système qui ne fonctionnait plus depuis des décennies. Tant que nous ne l'admettrons pas, il sera impossible d'entamer un dialogue économique constructif.
D.B. - Vous affirmez que la croissance s'est arrêtée dans les années 1970, et non en 2008 lors de la crise financière. Expliquez-nous.
J.K.G. - Les années 1970 ont marqué la fin du modèle de croissance de l'après-guerre. Les décennies 1980 et 1990 ont donné l'illusion d'un retour à la normale. Mais seulement pour les Nord-Américains et les Européens de l'Ouest. La croissance s'est faite au détriment du reste de la planète. Ailleurs, les décennies perdues se sont succédé. Dans les années 1980, ce fut l'Amérique latine. Dans les années 1990, l'Europe de l'Est, l'Asie et la Russie. L'instabilité est devenue la norme depuis les années 1970.
D.B. - Qu'est-ce qui a fait basculer l'économie américaine ?
J.K.G. - Tout a débuté avec le déséquilibre énergétique amorcé en 1970. Il a marqué le déplacement de la balance du pouvoir vers le Moyen-Orient. Aujourd'hui, les États-Unis sont moins dépendants au point de vue énergétique, grâce au gaz. Mais le pouvoir, lui, s'est définitivement déplacé.
D.B. - On parle beaucoup de concentration de la richesse et de croissance des inégalités. Pourquoi est-ce un problème ?
J.K.G. - Ce n'est pas seulement la concentration de la richesse qui pose problème, c'est aussi le type de richesse dont il est question. Les pays riches, et les riches en général, se sont enrichis par des gains boursiers et immobiliers. En somme, grâce à des coups d'argent. Ils n'ont pas bâti leur richesse au moyen d'activités productives et stables ayant des retombées pour un grand nombre d'individus. Ce mode de création de richesse crée de l'instabilité. Il s'accompagne d'une alternance de périodes de boom et de crise qui entraîne chaque fois son lot de victimes.
D.B. - Les entreprises et les citoyens sont-ils condamnés à vivre en permanence dans l'instabilité financière ?
J.K.G. - En permanence, je l'ignore. Mais un certain nombre d'années, certainement. Dans une société marquée par la concentration de la richesse et la croissance des inégalités, nos maisons, nos avoirs, nos caisses de retraite sont constamment menacés de perdre leur valeur. Le plancher peut se dérober sous nos pieds à tout moment.
D.B. - À quoi s'attendre exactement ?
J.K.G. - Je ne suis pas devin. Mais pour l'instant, j'entrevois deux scénarios. Au mieux, nous connaîtrons des années de faible croissance. Un niveau à peine supérieur à zéro. Mais au moins un niveau positif et stable. Au pire, nous connaîtrons des périodes de croissance positive et de croissance négative en alternance, qui causeront chaque fois des dommages collatéraux pour une part importante de la société.
D.B. - D'un trimestre à l'autre, les entreprises visent toujours plus de rendement et de revenus. À quoi aspireront-elles à l'avenir ?
J.K.G. - Les entreprises continueront individuellement de viser la maximisation de leur situation. Mais elles sont conscientes d'oeuvrer dans un environnement où, pour l'instant, la possibilité de gains est limitée. Les gens d'affaires sont les acteurs les plus réalistes quant à la situation économique. Plus que les politiciens et certainement plus que les économistes, qui évoquent constamment la possibilité d'un retour à la normale. Les gens d'affaires se montrent très prudents. Ils ont connu les effets de la surcapacité sur l'endettement et ne ne veulent pas revivre l'expérience. Bon, il y a bien quelques secteurs qui affichent l'euphorie du boom, comme le gaz naturel. Mais ils sont l'exception.
D.B. - On augmente les programmes de relance ou on accentue l'austérité ?
J.K.G. - Ni l'un ni l'autre. Cela ne rapporte pas. Les programmes de relance n'ont aucun effet. Et l'austérité fait des ravages.
D.B. - Que proposez-vous ?
J.K.G. - La priorité doit aller à la stabilité. Il faut réduire l'impact des chocs économiques sur la vie des entreprises et des individus. Seuls les programmes d'assurance sociale peuvent y arriver. Ce sont les meilleurs amortisseurs. Ils incluent l'assurance-emploi, l'assurance-dépôts à la banque, l'assurance médicale, etc. Tant que nous n'aurons pas assuré un minimum de stabilité à la population et aux entreprises, nous ne pourrons pas nous attaquer aux vrais problèmes : l'énergie, les changements climatiques, le chômage, etc.
D.B. - Vous avez cité à plusieurs reprises l'importance de contrepoids, comme les syndicats. Mais ceux-ci perdent du terrain...
J.K.G. - Le secteur manufacturier perd du terrain, il compte beaucoup moins d'employés. Il est donc normal que les syndicats associés aient moins de membres. Le secteur des services, lui, prend du poids, mais la syndicalisation y pose problème. Les salaires y sont plus faibles et plusieurs emplois sont à temps partiel.
D.B. - ... alors que les groupes Facebook et les plateformes citoyennes se multiplient. Est-ce un bon remplacement ?
J.K.G. - Pour un effet durable et un impact réel, rien ne remplace une organisation syndicale ayant pignon sur rue et des employés permanents, et qui reçoit des contributions financières régulièrement.
James K. Galbraith sera conférencier au Congrès mondial sur l'investissement responsable (PRI In PERSON), le 24 septembre, qui aura lieu au Hilton Montréal Bonaventure.