Hésitants à condamner la décision des pdg d'entreprises d'ici de s'établir à l'extérieur du Québec, les experts en gestion et gouvernance d'entreprises que nous avons consultés s'entendent pour dire que cette situation devrait, à tout le moins, appeler à une certaine vigilance.
Il n'y a pas encore péril en la demeure, «mais ça allume sûrement un feu jaune», estime Louise Champoux-Paillé, présidente du conseil du Cercle des administrateurs de sociétés certifiés (CASC), pour qui la décision d'une société de laisser son chef de la direction vivre à l'étranger risque de mener à une réduction de l'influence réelle de son siège social.
Les recherches de Les Affaires ont permis de démontrer que 8 (ou 16 %) des 50 plus grandes capitalisations boursières du Québec sont dirigées par des présidents ou chefs de la direction qui ne sont pas domiciliés au Québec. Du nombre, trois vivent en Ontario et cinq aux États-Unis, notamment en Floride et en Caroline du Nord.
Il y a quelques semaines, les membres du conseil d'administration de Telus ont poussé leur chef de la direction à démissionner après que ce dernier eut refusé de déménager en Colombie-Britannique, où est situé le siège de la société de téléphonie. Devrait-on attendre des conseils d'administration de sociétés québécoises qu'ils imposent la même règle de résidence à leur direction ?
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Sur ce point, les experts se montrent nuancés. Tout en comprenant la responsabilité qui incombe aux sociétés de s'adjoindre les meilleurs dirigeants dans leur domaine, Michel Magnan, titulaire de la chaire de gouvernance d'entreprise Stephen A. Jarislowsky de l'École de gestion John-Molson de l'Université Concordia, soutient que la province a tout à gagner à voir ses sièges sociaux être dirigés par des leaders vivant au Québec. Comme d'autres, le professeur estime qu'un dirigeant établi dans la même juridiction que son siège social sera plus susceptible de comprendre la réalité de ses employés et aura, de ce fait, davantage tendance à s'investir dans les causes propres à sa communauté.
Les dangers du glissement
Mais, plus important encore, cette présence locale préserve le Québec de la possibilité qu'une fois établi à distance, le chef de la direction cherche avec le temps à s'entourer de ses plus proches collaborateurs. C'est ainsi, explique Yvan Allaire, professeur émérite de stratégie à l'UQAM, que certaines entreprises en viennent à voir leur siège décisionnel s'éloigner peu à peu du Québec.
Selon M. Allaire, aussi président du conseil de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques (IGOPP), c'est le sort qu'ont connu les sièges montréalais de la Banque Royale et de la Banque de Montréal, maintenant établis à Toronto. C'est aussi, selon l'expert, le phénomène que semble vivre actuellement Bell Canada Entreprises (BCE), dirigée par l'Ontarien George A. Cope. Aujourd'hui, les deux tiers des cadres de la société, toujours officiellement établie à Montréal, travaillent de Toronto.
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Avec de tels glissements du centre décisionnel, observés chez BCE comme chez Intertape Polymer Group, le risque est que, même sans déménagement du siège social, les contrats de services juridiques, comptables et financiers de l'entreprise en viennent à échapper à la métropole québécoise, affirme Michel Nadeau, l'ex-numéro deux de la Caisse de dépôt et placement du Québec, devenu directeur général de l'IGOPP.
«Une lumière jaune doit s'allumer, poursuit-il. Comme Québécois, il nous faut être vigilants. Lorsqu'une entreprise d'ici accepte que son pdg demeure au New Jersey, que peut-elle répondre ensuite à son CFO qui souhaite rester au Michigan ?» demande-t-il, citant le cas d'Aeterna Zentaris, de Québec, dont le morcellement de la haute direction aurait contribué à la chute, à son avis.
La perle rare
Cela dit, du strict point de vue de la gouvernance, les experts comprennent qu'une entreprise veuille s'adjoindre les services des meilleurs gestionnaires dans leur domaine, quelle que soit leur appartenance nationale ou géographique.
«Il y a de ces connaissances ou expériences de pointe dont un conseil ne peut tout simplement pas se priver», souligne Mme Champoux-Paillé. À son avis, dans le cas du recrutement d'un dirigeant étranger, une entreprise bien gérée «rétablira l'équilibre nécessaire par la composition, par exemple, d'un conseil d'administration fortement ancré dans son milieu et à l'écoute des actionnaires».
D'autant plus, fait valoir Michel Magnan, que le style de gestion décentralisé de certaines entreprises, assorti des nouveaux moyens de communication, peut faciliter la gestion d'une entreprise à distance. De son point de vue, le succès remporté par Hunter Harrison, de Floride, à la tête du Canadien Pacifique, de Calgary, est devenu un cas d'espèce qui le prouve bien.
De là à prétendre que la présence physique d'un patron dans l'enceinte du siège social d'une entreprise n'est d'aucune utilité, voilà un pas que le professeur Magnan n'oserait par contre pas franchir.
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Tableau: Estimation de la distance entre le siège social de l'entreprise et le lieu de résidence des pdg absent
FLORIDE (2 520 km)
Alain Bédard
TransForce
Résidence : Jupiter
Gregory A. C. Yull
Intertape Polymer Group
Résidence : Floride
CAROLINE DU NORD (1 575 km)
John D. Williams
Domtar
Résidence : Charlotte
INDIANA (1 425 KM)
Brian Hannasch
Couche-Tard (Alimentation)
Résidence : Columbus
NEW JERSEY (620 km)
J. Michael Pearson
Valeant Pharmaceuticals
Résidence : Bridgewater
ONTARIO (540 km)
George A. Cope
BCE
Résidence : Toronto
Matthew Manson
Stornoway Diamond
Résidence : Ontario
Rupert Duchesne
Aimia
Résidence : Toronto
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